(Mère et moi [Journal] – Extrait)
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23 octobre 2018
J’éteins mon ordinateur, je sors de chez moi.
Je suis sorti de chez moi, j’ai pris le métro, je me suis rendu au quartier latin, je suis allé voir un film drôle qui ne l’était pas, au Reflet Médicis. Je suis sorti une demi-heure après le début du film. Il était sept heures, sept heures du soir ; la circulation était intense, une rumeur continuelle et sourde montait du boulevard Saint-Michel, la pollution était à son comble ; les trottoirs étaient bondés, beaucoup de jeunes, tous gracieux et pleins d’allant, même ceux qui étaient obèses – la jeunesse, c’est la beauté du diable –, qui marchaient vite sur le boulevard sans rien regarder. Les lumières étaient allumées partout, les vitrines des magasins, leurs enseignes, les réverbères, les phares des voitures, les loupiotes des taxis, et, ici ou là, l’écran d’un teléphone portable entre les doigts agiles d’une jeune fille ; la nuit tombait, le jour tombait aussi, on était entre chien et loup, c’était beau et triste, c’était une joie de voir ça, une joie et une souffrance aurait dit Truffaut, une mélancolie.
Je me suis arrêté un moment au cimetière des livres, en bas du boulevard, chez Boulinier. Quatre fosses communes à hauteur de ventre tiennent le trottoir, devant le magasin, vous n’avez qu’à piocher, et vous servir : la fosse où tout est à 0,20 centime le roman de quat’sous (faut-il mettre un « s » à centime ?), la fosse à zéro cinquante, et la fosse à un.
Dans la fosse à un euro, il y avait, entre autres, deux romans, l’un de Philippe Sollers, Passion fixe. Je me suis demandé si ce titre se voulait être une allusion détournée à Passion simple, le roman de Annie Ernaux, paru plusieurs années auparavant, en 1994, alors que le livre de Sollers lui datait de 2002. Passion simple raconte une passion amoureuse, et tout de même charnelle, qui dure quelques mois entre l’autrice/l’auteure et un homme marié qui vit à l’étranger. Il roule dans une grosse Renault 21, quelque chose comme ça, je ne suis plus très sûr du numéro de la Renault, j’ai retenu ce détail ; je me souviens aussi que j’avais trouvé ça très beauf de la part de Annie Ernaux, cette histoire de Renault 21, je m’étais dit aussitôt que c’était voulu, que c’était tout simplement la vérité, sur laquelle, comme on sait, Annie Ernaux ne transige pas. Avec cette manière bien à elle de te le mettre sous les yeux, le fait qu’elle ne transige pas, cette manière rien qu’à elle d’insister, de te mettre les yeux dans ton caca d’homme : je ne transige pas. Oui, je ne transige pas ! Vu. Et qui te brise les noix, vu ; c’est voulu, et ça marche ; grantécrivaine.
Jai lu vite fait, dans la rue, le ventre appuyé contre la fosse, certains passages de Passion fixe. Il m’a semblé que Passion fixe racontait plutôt des histoires de baise ; Philippe Sollers les aime, les histoires de baise ; et les femmes, il donne l’impression de les aimer toutes, comme Don Juan ; certaines paraissent d’accord avec lui là-dessus, d’autres moins. L’autre livre, je ne rappelle plus s’il était estampillé roman ou pas, c’est Dominique Rolin qui en était l’auteure/l’autrice. L’amante de Philippe Sollers. L’autre livre et Passion fixe se trouvaient là, collés l’un à l’autre, dans la fosse commune à un euro, la plus chère. C’était poignant.
Le film n’était pas drôle, j’ai trouvé drôle de voir les œuvres des amants, réunies dans la fosse commune à un euro, à deux doigts du pilon, de son sanibroyeur.
Dieu réunit ceux qui s’aiment, Dominique est morte, Philippe ne va pas tarder, c’est la vie ; je mourrai peut-être avant mais ce n’est pas mon propos.
Qui parle ? de quoi ça parle ?
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