Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, Quarto, Gallimard, texte établi sous la direction de Jean-Yves Tadié, 1987-1992 pour l’établissement du texte, 1999 pour l’édition en Quarto, 2401 pages
Lire ‒ lire pour de bon, « pour de vrai », comme disent les enfants ; et lire tout, sans sauter la moindre ligne, en lecteur éveillé, concentré, non en liseur distrait ‒ lire À la Recherche du temps perdu, de Marcel Proust, est une belle et singulière aventure, un embarquement, un exil, un voyage au long cours, initiatique, un séjour prolongé sur une île déserte, où vous n’êtes plus que deux ‒ Marcel et son lecteur, lui et toi ; Marcel, enfin le narrateur si vous préférez, et son lecteur, et il est probable qu’il s’agira, bien souvent, d’une lectrice…
Cette aventure, je la vivrai, après maintes hésitations, deux tentatives avortées ; la première prit fin au bout de quelques dizaines de pages, la seconde, au terme de deux petites centaines de pages environ.
Et puis, il y a un an, je m’y mets ; dès lors, tel un pitbull, je ne lâcherai plus mon morceau ! Je vais lire ainsi une vingtaine de pages chaque matin, jusqu’à complète lecture des 7 « parties » que comporte La Recherche. À raison de 2401 pages dans l’édition Quarto de chez Gallimard, qui présente l’intérêt insigne de rassembler l’œuvre « pour la première fois en un seul volume », comme il est mentionné sur la quatrième de couverture, il me faudra donc, approximativement, 120 jours pour tout lire, quatre mois… Et, vous me croirez, je pense, sur parole : pour lire vingt pages de La Recherche, un quart d’heure, c’est insuffisant !
Mais cette aventure, je vous souhaite ardemment de vouloir la vivre, de vous embarquer vous aussi.
Il y a beaucoup à dire ‒ ou plus exactement à redire, avec des mots différents ‒ sur le grand œuvre de Proust.
D’abord, sur ses lecteurs. Ils forment une sorte de « communion des Saints », tous baptisés dans l’esprit sain de La Recherche, et partageant son corps mystique !… Ils ont lu Proust ? dès lors, ils en sont ! J’en ai croisé quelques-uns, bien sûr, je ne songerai même pas à les interroger sur ce qu’ils ont pu ressentir au cours de cette longue lecture du roman proustien. Quelque chose dans le regard, une façon, parfois, de garder un pieux silence, signe leur retour d’une contrée lointaine, réputée difficile à atteindre, le partage d’une expérience forte, aux ramifications, aux répercussions innombrables ; l’écho de cette lecture ne cesse pas.
Il y a, aussi, j’en ai bien peur, tous les paresseux qui, eu égard à leur fonction ‒ enseignants, chercheurs, intellectuels, critiques littéraires, etc. ‒ auraient dû lire La Recherche, mais, probablement, ne l’ont pas fait, ou si peu.
Jamais, dans la littérature romanesque, l’expression commune, le poncif « l’œuvre d’une vie », n’aura connu plus riche illustration qu’avec La Recherche.
C’est un roman universel. Ce n’est pas le seul, mais c’est certainement le mieux accompli. Tout y est, tous les thèmes de la vie sont abordés, et souvent développés. Il ouvre l’espace, et s’en nourrit : de Combray (village imaginaire inspiré de son enfance passée à Illiers) à Paris, en passant par Cabourg – rebaptisé « Balbec » par l’auteur ‒ et Venise, la Normandie, la France et l’Italie : c’est suffisant.
Il traverse les époques.
Il connaît la guerre, celle de 1914.
Il sait la politique : l’affaire Dreyfus.
Il parle beaucoup des Arts et des artistes.
Il est une sociologie de tous les milieux sociaux : l’aristocratie, la haute et la fausse, l’intelligente et la stupide ; la bourgeoisie, la grande, la moyenne, la petite, la mesquine et la cultivée ; la paysannerie, la domesticité, les petites gens et les petits métiers, l’armée, le clergé, les hommes, les femmes, leur sexualité, les enfants.
Il équivaut un traité de psychologie.
Mais c’est, surtout, un grand roman d’amour (dont le titre initial était d’ailleurs Les intermittences du cœur…). Vous saurez tout, en le lisant, sur le zinzin de l’amour ! la passion aveugle et sourde, la jalousie qui ronge, la jouissance perverse, car c’est aussi un roman érotique.
Imaginons une pelote de laine angora, matière noble, d’un genre un peu spécial, qui aurait dix, que dis-je, qui aurait vingt, trente bouts au lieu de deux… Vous tirez sur le bout que vous voulez, elle se déroule tout de même ! et pourtant, votre pelote n’a en réalité que deux bouts, le début et la fin, unis par le fil de votre lecture. Eh bien, lire La Recherche vous donnera, je pense, un peu semblable impression.
Lisez La Recherche, pour gagner du Temps ?!
9 mars 2012.
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Voici une liste de liens, bien entendu non exhaustive, où piocher :
Sur ce blog :
Marcel Proust à l’heure du coronavirus, Voir ici
La recette de l’essence de café, de Marcel Proust, Voir ici
Michel Erman, Marcel Proust, une biographie, La Petite Vermillon, n° 385, Voir ici
Marcel Proust, Correspondance, choix de lettres et présentation par Jérôme Picon, GF, Flammarion, 2007, 382 pages, Voir ici
Proust Lu, l’œuvre de Véronique Aubouy, ici
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Sur le web et en librairie :
Antoine COMPAGNON, professeur au Collège de France et à Columbia University, Proust en 1913, ici
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Société des Amis de Marcel Proust des Amis de Combray, ici
Voir aussi l’article Paris, du côté de chez Proust, paru dans le petit journal gratuit de la Mairie de Paris, Eté 2013 à Paris, consacré aux lieux parisiens où Proust a vécu, est passé, a aimé, a écrit, a souffert, s’est éteint, est inhumé…
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Florilège proustien
DU COTE DE CHEZ SWANN
« Un homme qui dort *, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. ».
A la recherche du temps perdu, Marcel Proust, collection Quarto, Gallimard, page 14.
* « Un homme qui dort », c’est aussi le titre d’un roman de Georges Perec, composé quasi exclusivement de citations empruntées, allusions, références à de grands ou de petits auteurs, et néanmoins parfaitement lisible, et cohérent !
« Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles. ».
page 15.
« L’habitude ! aménageuse habile mais bien lente et qui commence par faire souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire ; mais que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans l’habitude et réduit à ses seuls moyens il serait impuissant à nous rendre un logis habitable. ».
page 17.
« … le bon ange de la certitude… »
page 17.
« Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. »
Page 44.
« Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. ».
page 46.
« Tout cela faisait d’elle pour moi quelque chose d’entièrement différent du reste de la ville : un édifice occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions – la quatrième étant celle du Temps –, … ».
page 57 (à propos de l’église de Combray, ville natale de Marcel Proust).
« Je crois surtout que, confusément, ma grand-mère trouvait au clocher de Combray ce qui pour elle avait le plus de prix au monde, l’air naturel et l’air distingué. ».
page 59.
« … le sentiment qui nous fait non pas considérer une chose comme un spectacle, mais y croire comme en un être sans équivalent, … ».
page 61.
« … invisible comme le secret de quelque roman… ».
page 69.
« Il m’a semblé plus tard que c’était un des côtés touchants du rôle de ces femmes oisives et studieuses qu’elles consacrent leur générosité, leur talent, un rêve disponible de beauté sentimentale – car comme les artistes, elles ne le réalisent pas, ne le font pas entrer dans les cadres de l’existence commune – et un or qui leur coûte peu, à enrichir d’un sertissage précieux et fin la vie fruste et mal dégrossie des hommes. ».
page 70.
« Je m’imaginais, comme tout le monde, que le cerveau des autres était un réceptacle inerte et docile, sans pouvoir de réaction spécifique sur ce qu’on y introduisait ; … ».
page 71.
« Quand, plus tard, j’ai eu l’occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté. ».
page 73.
« Quand je voyais un objet extérieur, la conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait d’un mince liseré spirituel qui m’empêchait de jamais toucher directement sa matière ; … »,
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, collection Quarto, Gallimard, page 74.
« Un être réel, si profondément que nous sympathisions avec lui, pour une grande part est perçu par nos sens, c’est-à-dire nous reste opaque, offre un poids mort que notre sensibilité ne peut soulever. Qu’un malheur le frappe, ce n’est qu’en une petite partie de la notion totale que nous avons de lui, que nous pourrons en être émus, bien plus, ce n’est qu’en une partie de la notion totale qu’il a de soi, qu’il pourra l’être lui-même.
La trouvaille du romancier a été d’avoir l’idée de remplacer ces parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler. Qu’importe dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d’un nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c’est en nous qu’elle se produisent, qu’elles tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre, la rapidité de notre respiration et l’intensité de notre regard.
Et une fois que le romancier nous a mis dans cet état, où comme dans tous les états purement intérieurs, toute émotion est décuplée, où son livre va nous troubler à la façon d’un rêve mais d’un rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir durera davantage, alors, voici qu’il déchaîne en nous pendant une heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns, et dont les plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent en nous en ôte la perception ; (ainsi notre cœur change, dans la vie, et c’est la pire douleur ; mais nous ne la connaissons que dans la lecture, en imagination : dans la réalité, il change, comme certains phénomènes de la nature se produisent, assez lentement pour que, si nous pouvons constater successivement chacun de ses états différents, en revanche la sensation même du changement nous soit épargnée). »,
pages 75 et 76 [les deux paragraphes sont de notre fait : brisent-ils la « magie » proustienne ? oui, mais ils facilitent sa lecture…].
« … ils savaient d’instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis, l’exécution d’une œuvre, l’observance d’un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles.
Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu’il n’est convenu d’accorder à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise ; qui ne m’enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là pensé à moi avec tendresse, mais qui, n’étant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l’amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice. »,
pages 81 et 82.
« Mais aucun n’aurait été jusqu’à dire : « C’est un grand écrivain, il a un grand talent. ». Ils ne disaient même pas qu’il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu’ils ne le savaient pas. Nous sommes très longs à reconnaître dans la physionomie particulière d’un nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de « grand talent » dans notre musée des idées générales. Justement parce que cette physionomie est nouvelle nous ne la trouvons pas tout à fait ressemblante à ce que nous appelons talent. »
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Collection « Quarto », Gallimard, page 86.
« Que nous croyions qu’un être participe à une vie inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige l’amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire bon marché du reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un homme que sur son physique, voient en ce physique l’émanation d’une vie spéciale. C’est pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers ; l’uniforme les rend moins difficiles pour le visage ; elles croient baiser sous la cuirasse un cœur différent, aventureux et doux ;… », page 87.
« Et à partir de cet instant, je n’avais plus un seul pas à faire, le sol marchait pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes actes avaient cessé d’être accompagnés d’attention volontaire : l’Habitude venait de me prendre dans ses bras et me portait jusqu’à mon lit comme un petit enfant. », page 99.
« Et ce n’est pas cependant qu’elle n’aspirât parfois à quelque plus grand changement, qu’elle n’eût de ces heures d’exception où l’on a soif de quelque chose d’autre que ce qui est, et où ceux que le manque d’énergie ou d’imagination empêche de tirer d’eux-mêmes un principe de rénovation, demandent à la minute qui vient, au facteur qui sonne, de leur apporter du nouveau, fût-ce du pire, une émotion, une douleur ; … », page 99.
« … et il se passait des mois avant qu’elle eût ce léger trop-plein que d’autres dérivent dans l’activité et dont elle était incapable de savoir et de décider comment user. », page 99.
« Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s’étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j’en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum. »,
page 103.
« Elle était comme toute attitude ou action où se révèle le caractère profond et caché de quelqu’un : elle ne se relie pas à ses paroles antérieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par le témoignage du coupable qui n’avouera pas : nous en sommes réduits à celui de nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolé et incohérent, s’ils n’ont pas été le jouet d’une illusion ; de sorte que de telles attitudes, les seules qui aient de l’importance, nous laissent souvent quelques doutes. », page 107 *.
*
« Comprendre le langage du corps »
« 57. Chargez un membre de votre équipe d’observer les signes muets des membres de l’équipe adverse.
« 58. Soyez vigilant, les signes les plus évidents ne se manifestent qu’une seconde.
« 59. Apprenez à vous fier à vos instincts pour lire le langage du corps de vos interlocuteurs. »
101 trucs et conseils. Savoir négocier, Tim Hindle, Mango pratique, 1998, page 40.
« Ce qui avait commencé pour elle – plus tôt seulement que cela n’arrive d’habitude – c’est ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort, s’enveloppe dans sa chrysalide, et qu’on peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même entre les anciens amants qui se sont le plus aimés, entre les amis unis par les liens les plus spirituels, et qui à partir d’une certaine année cessent de faire le voyage ou la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s’écrire et savent qu’ils ne communiqueront plus en ce monde. »,
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, collection Quarto, Gallimard, page 120.
« La plupart des prétendues traductions de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser en le faisant sortir de nous sous une forme indistincte qui ne nous apprend pas à le connaître. », page 129.
« … les instruments interchangeables d’un plaisir toujours identique. », page 131.
« Ce n’est pas le mal qui lui donnait l’idée du plaisir, qui lui semblait agréable ; c’est le plaisir qui lui semblait malin. Et comme chaque fois qu’elle s’y adonnait il s’accompagnait pour elle de ces pensées mauvaises qui le reste du temps étaient absentes de son âme vertueuse, elle finissait par trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par l’identifier au Mal. », page 136.
« …, si elle avait su discerner en elle comme en tout le monde, cette indifférence aux souffrances qu’on cause et qui, quelques autres noms qu’on lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruauté. », page 137.
« … – ô merveilleuse indépendance des regards humains, retenus au visage par une corde si lâche, si longue, si extensible qu’ils peuvent se promener seuls loin de lui – … », page 145.
« …, forme de l’instinct de conservation des meilleures parties de nous-mêmes, ce désir qu’on a toujours de ne pas avoir été déçu – … », page 145.
« … s’il peut quelquefois suffire pour que nous aimions une femme qu’elle nous regarde avec mépris comme j’avais cru qu’avait fait Mlle Swann et que nous pensions qu’elle ne pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire qu’elle nous regarde avec bonté comme faisait Mme de Guermantes et que nous pensions qu’elle pourra nous appartenir. »,
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, collection Quarto, Gallimard, 1999, page 146.
« Et de la sorte c’est du côté de Guermantes que j’ai appris à distinguer ces états qui se succèdent en moi, pendant certaines périodes, et vont jusqu’à se partager chaque journée, l’un revenant chasser l’autre, avec la ponctualité de la fièvre ; contigus, mais si extérieurs l’un à l’autre, si dépourvus de moyens de communication entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus même me représenter dans l’un, ce que j’ai désiré, ou redouté, ou accompli dans l’autre. », page 151.
« la réalité ne se forme que dans la mémoire », page 151.
« Les trois quarts des frais d’esprit et des mensonges de vanité qui ont été prodigués depuis que le monde existe par des gens qu’ils ne faisaient que diminuer, l’ont été pour des inférieurs. »,
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, collection Quarto, Gallimard, 1999, Deuxième partie : « Un amour de Swann », page 146.
« Autrefois on rêvait de posséder le cœur de la femme dont on était amoureux ; plus tard, sentir qu’on possède le cœur d’une femme peut suffire à vous en rendre amoureux. », page 163.
« Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu’il croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait plus jusqu’à sa mort ; bien plus, ne se sentant plus d’idées élevées dans l’esprit, il avait cessé de croire à leur réalité, sans pouvoir non plus la nier tout à fait. », page 174.
« Dans sa grâce légère, elle avait quelque chose d’accompli, comme le détachement qui succède au regret. », page 180.
« Cet esprit d’imitation voisin de la timidité que développe chez les gens les plus sûrs d’eux-mêmes l’ambiance d’un milieu nouveau, fût-il inférieur », page 266
« Elle faisait partie d’une de ces deux moitiés de l’humanité chez qui la curiosité qu’a l’autre moitié pour les êtres qu’elle ne connaît pas est remplacée par l’intérêt pour les êtres qu’elle connaît », page 269
« cela m’ennuie déjà tant de voir les personnes que je connais, je crois que s’il fallait voir les gens que je ne connais pas, « même héroïques », je deviendrais folle », page 273
« dans des lieux nouveaux où les sensations ne sont pas amorties par l’habitude, on retrempe, on ranime une douleur », page 284
« il aimait la sincérité, mais il l’aimait comme une proxénète pouvant le tenir au courant de la vie de sa maîtresse », page 288
« une de ces inspirations de jaloux, analogues à celle qui apporte au poète ou au savant, qui n’a encore qu’une rime ou une observation, l’idée ou la loi qui leur donnera toute leur puissance », page 289
« La réalité est donc quelque chose qui n’a aucun rapport avec les possibilités, pas plus qu’un coup de couteau que nous recevons avec les légers mouvements des nuages au-dessus de nos têtes », page 291
« ce que nous croyons notre amour, notre jalousie, n’est pas une même passion continue, indivisible. Ils se composent d’une infinité d’amour successifs, de jalousies différentes et qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue donnent l’impression de la continuité, l’illusion de l’unité », page 297
« on ne peut pas changer, c’est-à-dire devenir une autre personne, tout en continuant à obéir aux sentiments de celle qu’on n’est plus », page 301
« comme certains romanciers, il avait distribué sa personnalité à deux personnages », page 303
« Comme les différents hasards qui nous mettent en présence de certaines personnes ne coïncident pas avec le temps où nous les aimons, mais, le dépassant, peuvent se produire avant qu’il commence et se répéter après qu’il a fini, les premières apparitions que fait dans notre vie un être destiné plus tard à nous plaire, prennent rétrospectivement à nos yeux une valeur d’avertissement, de présage », page 304
« Les intérêts de notre vie sont si multiples qu’il n’est pas rare que dans une même circonstance les jalons d’un bonheur qui n’existe pas encore soient posés à côté de l’aggravation d’un chagrin dont nous souffrons », page 304
« Pour parcourir les jours, les natures un peu nerveuses, comme était la mienne, disposent, comme les voitures automobiles, de « vitesses » différentes. Il y a des jours montueux et malaisés qu’on met un temps infini à gravir et des jours en pente qui se laissent descendre à fond de train en chantant », page 314
« bonheur immédiat par excellence, le bonheur de l’amour », page 319
« on n’aime plus personne dès qu’on aime », page 321
« cherchant sans cesse à me représenter son image, je finissais par ne plus y réussir, et par ne plus savoir exactement à quoi correspondait mon amour », page 321
« Plus tard, il arrive que devenus habiles dans la culture de nos plaisirs, nous nous contentions de celui que nous avons à penser à une femme comme je pensais à Gilberte, sans être inquiets de savoir si cette image correspond à la réalité, et aussi de celui de l’aimer sans avoir besoin d’être certains qu’elle nous aime ; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui avouer notre inclination pour elle, afin d’entretenir plus vivace l’inclination qu’elle a pour nous », page 322
« chacun a besoin de trouver des raisons à sa passion, jusqu’à être heureux de reconnaître dans l’être qu’il aime des qualités que la littérature ou la conversation lui ont appris être de celles qui sont dignes d’exciter l’amour, jusqu’à les assimiler par imitation et en faire des raisons nouvelles de son amour », page 329
« ce sentiment de vénération que nous vouons toujours à ceux qui exercent sans frein la puissance de nous faire du mal », page 336
« la solidarité qu’ont entre elles les différentes parties d’un souvenir et que notre mémoire maintient équilibrées dans un assemblage où il ne nous est pas permis de rien distraire, ni refuser », page 341
« Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où nous les situons pour plus de facilité. Ils n’étaient qu’une mince tranche au milieu d’impressions contiguës qui formaient notre vie d’alors ; le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années », page 342
A L’OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS
« nos vertus elles-mêmes ne sont pas quelque chose de libre, de flottant, de quoi nous gardions la disponibilité permanente ; elles finissent par s’associer si étroitement dans notre esprit avec les actions à l’occasion desquelles nous nous sommes fait un devoir de les exercer, que si surgit pour nous une activité d’un autre ordre, elle nous prend au dépourvu et sans que nous ayons seulement l’idée qu’elle pourrait comporter la mise en œuvre de ces mêmes vertus », page 348
« l’idée qu’on s’est faite longtemps d’une personne bouche les yeux et les oreilles », page 348
« on peut être illettré, faire des calembours stupides, et posséder un don particulier qu’aucune culture générale ne remplace, comme le don du grand stratège ou du grand clinicien », page 348
« les modes changent étant nées elles-mêmes du besoin de changement », page 348
« la nature que nous faisons paraître dans la seconde partie de notre vie n’est pas toujours, si elle l’est souvent, notre nature première développée ou flétrie, grossie ou atténuée ; elle est quelquefois une nature inverse, un véritable vêtement retourné », page 349
« une certaine aristocratie, élevée dès l’enfance à considérer son nom comme un avantage intérieur que rien ne peut lui enlever, sait qu’elle peut éviter, car ils ne lui ajouteraient rien, les efforts que sans résultat ultérieur appréciable font tant de bourgeois pour ne professer que des opinions bien portées et ne fréquenter que des gens bien pensants », page 350
« Sauf chez quelques illettrés du peuple ou du monde, pour qui la différence des genres est lettre morte, ce qui rapproche, ce n’est pas la communauté des opinions, c’est la consanguinité des esprits », page 350
« toutes les qualités intellectuelles ou la sensibilité d’une personne ne seront pas auprès de l’un de nous qu’elle ennuie ou agace une aussi bonne recommandation que la rondeur ou la gaieté d’une autre qui passerait, aux yeux de beaucoup, pour vide, frivole et nulle », page 351
« les « quoique » sont toujours des « parce que » méconnus », page 352
« assez influent lui-même, il croyait qu’il n’y avait rien qui ne s’arrangeât, ne trouvât sa solution favorable dans la conversation des gens importants », page 353
« On apprend la victoire, ou après coup quand la guerre est finie, ou tout de suite par la joie du concierge », page 361
« Tout ce qui est d’un même temps se ressemble ; les artistes qui illustrent les poèmes d’une époque sont les mêmes que font travailler pour elles les Sociétés financières », page 365
« Sans doute peu de personnes comprennent le caractère purement subjectif du phénomène qu’est l’amour, et la sorte de création que c’est d’une personne supplémentaire, distincte, de celle qui porte le même nom dans le monde, et dont la plupart des éléments sont tirés de nous-mêmes. Aussi y a-t-il peu de gens qui puissent trouver naturelles les proportions énormes que finit par prendre pour nous un être qui n’est pas le même que celui qu’ils voient », page 375
« Les liens qui nous unissent à un être se trouvent sanctifiés quand il se place au même point de vue que nous pour juger une de nos tares », page 375
« Votre rêve le plus ardent est d’humilier l’homme qui vous a offensé. Mais si vous n’entendez plus jamais parler de lui, ayant changé de pays, votre ennemi finira pas ne plus avoir pour vous aucune importance », page 376
« Le travail de causalité qui finit par produire à peu près tous les effets possibles, et par conséquent aussi ceux qu’on avait cru l’être le moins, ce travail est parfois lent, rendu un peu plus lent encore par notre désir – qui, en cherchant à l’accélérer, l’entrave -, par notre existence même et n’aboutit que quand nous avons cessé de désirer, et quelquefois de vivre », page 377
« il est bien possible que, même en ce qui concerne la vie millénaire de l’humanité, la philosophie du feuilletoniste selon laquelle tout est promis à l’oubli soit moins vraie qu’une philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses », page 382
« la cordialité surfait avec autant de plaisir qu’en prend la taquinerie à déprécier », page 386
« Nos désirs vont s’interférant, et dans la confusion de l’existence, il est rare qu’un bonheur vienne justement se poser sur le désir qui l’avait réclamé », page 391
« la générosité n’est souvent que l’aspect intérieur que prennent nos sentiments égoïstes quand nous ne les avons pas encore nommés et classés », page 393
« J’admirais l’impuissance de l’esprit, du raisonnement et du cœur à opérer la moindre conversion, à résoudre une seule de ces difficultés qu’ensuite la vie, sans qu’on sache seulement comment elle s’y est prise, dénoue si aisément », page 406
« Il s’efforçait à discerner, à aimer en eux les qualités que tout être humain révèle, si on l’examine avec une prévention favorable et non avec le dégoût des délicats », page 410
« Il n’y a que les gens incapables de décomposer, dans leur perception, ce qui au premier abord paraît indivisible, qui croient que la situation (NDLR : mondaine ou sociale) fait corps avec la personne », page 411
« une grande partie des plaisirs qu’une femme trouve à pénétrer dans un milieu différent de celui où elle vivait autrefois lui manquerait si elle ne pouvait informer ses anciennes relations de celles, relativement plus brillantes, par lesquelles elle les a remplacées. Pour cela il faut un témoin qu’on laisse pénétrer dans ce monde nouveau et délicieux, comme dans une fleur un insecte bourdonnant et volage, qui ensuite, au hasard de ses visites, répandra, on l’espère du moins, la nouvelle, le germe dérobé d’envie et d’admiration », page 411
« chaque fois que la société est momentanément immobile, ceux qui y vivent s’imaginent qu’aucun changement n’aura plus lieu, de même qu’ayant vu commencer le téléphone, ils ne veulent pas croire à l’aéroplane », page 413
« on conclura que cet asservissement de l’élite à la vulgarité est de règle dans bien des ménages, si l’on pense, inversement, à tant de femmes supérieures qui se laissent charmer par un butor, censeur impitoyable de leurs plus délicates paroles, tandis qu’elles s’extasient, avec l’indulgence infinie de la tendresse, devant ses facéties les plus plates », page 414
« Les princes se savent princes, ne sont pas snobs et se croient d’ailleurs tellement au-dessus de ce qui n’est pas de leur sang que grands seigneurs et bourgeois leur apparaissent au-dessous d’eux, presque au même niveau », page 415
« avec l’amour avait disparu le désir de montrer qu’il n’avait plus d’amour. Et lui qui, quand il souffrait par Odette eût tant désiré de lui laisser voir un jour qu’il était épris d’une autre, maintenant qu’il l’aurait pu, il prenait mille précautions pour que sa femme ne soupçonnât pas ce nouvel amour », page 419
« Ce temps du reste qu’il faut à un individu (…) pour pénétrer une œuvre un peu profonde, n’est que le raccourci et comme le symbole des années, des siècles parfois, qui s’écoulent avant que le public puisse aimer un chef-d’œuvre vraiment nouveau », page 423
« les œuvres écrites pour la postérité ne devraient être lues que par elle », page 423
« Comment oublier jamais quelqu’un qu’on aime depuis toujours ? », page 427
« Sans doute dans ces coïncidences tellement parfaites, quand la réalité se replie et s’applique sur ce que nous avons si longtemps rêvé, elle nous le cache entièrement, se confond avec lui, comme deux figures égales et superposées qui n’en font plus qu’une, alors qu’au contraire, pour donner à notre joie toute sa signification, nous voudrions garder à tous ces points de notre désir, dans le moment même où nous y touchons – et pour être certain que ce soient bien eux – le prestige d’être intangibles », page 428
« je me demandais si l’originalité prouve vraiment que les grands écrivains soient des dieux régnant chacun dans un royaume qui n’est qu’à lui, ou bien s’il n’y a pas dans tout cela un peu de feinte, si les différences entre les œuvres ne seraient pas le résultat du travail, plutôt que l’expression d’une différence radicale d’essence entre les diverses personnalités », page 437
« Il en est ainsi pour tous les grands écrivains, la beauté de leurs phrases est imprévisible, comme est celle d’une femme qu’on ne connaît pas encore », page 438
« chacun appelant idées claires celles qui sont au même degré de confusion que les siennes propres », page 439
« Si particulier qu’il soit, tout ce bruit qui s’échappe des êtres est fugitif et ne leur survit pas », page 440
« le génie, même le grand talent, vient moins d’éléments intellectuels et d’affinement social supérieurs à ceux d’autrui, que de la faculté de les transformer, de les transposer », page 441
« ceux qui produisent des œuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus délicat, qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue, mais ceux qui ont le pouvoir, cessant brusquement de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur vie si médiocre d’ailleurs qu’elle pouvait être mondainement et même, dans un certain sens, intellectuellement parlant, s’y reflète, le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété », page 441
« la seule preuve qu’il avait bâti utilement et selon la vérité, résidait dans la joie que son œuvre lui avait donnée, à lui d’abord, et aux autres ensuite », page 442
« l’habitude fait aussi bien le style de l’écrivain que le caractère de l’homme, et l’auteur qui s’est plusieurs fois contenté d’atteindre dans l’expression de sa pensée à un certain agrément, pose ainsi pour toujours les bornes de son talent, comme en cédant souvent au plaisir, à la paresse, à la peur de souffrir, on dessine soi-même sur un caractère où la retouche finit par n’être plus possible la figure de ses vices et les limites de sa vertu », page 443
« il avait appris par le suffrage des autres qu’il avait du génie, à côté de quoi la situation dans le monde et les positions officielles ne sont rien », page 443
« Peut-être n’est-ce que dans des vies réellement vicieuses que le problème du mal peut se poser avec toute sa force d’anxiété », page 444
« Une idée forte communique un peu de sa force au contradicteur. Participant à la valeur universelle des esprits, elle s’insère, se greffe en l’esprit de celui qu’elle réfute, au milieu d’idées adjacentes, à l’aide desquelles, reprenant quelque avantage, il la complète, la rectifie ; si bien que la sentence finale est en quelque sorte l’œuvre des deux personnes qui discutaient », page 447
« la bienveillance des hauts esprits a pour corollaire l’incompréhension et l’hostilité des médiocres », page 452
« Les trois quarts du mal des gens intelligents viennent de leur intelligence. Il leur faut au moins un médecin qui connaisse ce mal-là. Comment voulez-vous que Cottard puisse vous soigner ? Il a prévu la difficulté de digérer les sauces, l’embarras gastrique, mais il n’a pas prévu la lecture de Shakespeare… », page 453
« Ce n’est jamais qu’à cause d’un état d’esprit qui n’est pas destiné à durer qu’on prend des résolutions définitives », page 459
« En réalité, dans l’amour il y a une souffrance permanente, que la joie neutralise, rend virtuelle, ajourne, mais qui peut à tout moment devenir ce qu’elle serait depuis longtemps si l’on n’avait pas obtenu ce qu’on souhaitait, atroce », page 462
« ces plages ennuyeuses où la mer, retirée très loin, vous fatigue d’un reflet toujours pareil que cerne un horizon immuable et borné », page 463
« Un chagrin causé par une personne qu’on aime peut être amer, même quand il est inséré au milieu de préoccupations, d’occupations, de joies, qui n’ont pas cet être pour objet et desquelles notre attention ne se détourne que de temps en temps pour revenir à lui. Mais quand un tel chagrin naît – comme c’était le cas pour celui-ci – à un moment où le bonheur de voir cette personne nous remplit tout entiers, la brusque dépression qui se produit alors dans notre âme jusque-là ensoleillée, soutenue et calme, détermine en nous une tempête furieuse contre laquelle nous ne savons pas si nous serons capables de lutter jusqu’au bout », page 464
« savoir qu’on n’a plus rien à espérer n’empêche pas de continuer à attendre. On vit aux aguets, aux écoutes ; des mères dont le fils est parti en mer pour une exploration dangereuse se figurent à toute minute et alors que la certitude qu’il a péri est acquise depuis longtemps, qu’il va entrer, miraculeusement sauvé, et bien portant. Et cette attente, selon la force du souvenir et la résistance des organes, ou bien leur permet de traverser les années au bout desquelles elles supporteront que leur fils ne soit plus, d’oublier peu à peu et de survivre – ou bien les fait mourir », page 469
« Nous sommes tous obligés pour rendre la réalité supportable d’entretenir en nous quelques petites folies », page 469
« toute déchéance acceptée a pour conséquence de rendre les gens moins difficiles sur ceux avec qui ils sont résignés à se plaire, moins difficiles sur leur esprit comme sur le reste », page 480
« Le soldat est persuadé qu’un certain délai indéfiniment prolongeable lui sera accordé avant qu’il soit tué, le voleur, avant qu’il soit pris, les hommes en général avant qu’ils aient à mourir. C’est là l’amulette qui préserve les individus – et parfois les peuples – non du danger mais de la peur du danger, en réalité de la croyance au danger, ce qui dans certains cas permet de les braver sans qu’il soit besoin d’être brave », page 482
« Quand on aime, l’amour est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous ; il irradie vers la personne aimée, rencontre en elle une surface qui l’arrête, le force à revenir vers son point de départ et c’est le choc en retour de notre propre tendresse que nous appelons les sentiments de l’autre et qui nous charme plus qu’à l’aller, parce que nous ne reconnaissons pas qu’elle vient de nous », page 483
« c’était du moins alors ma manière de penser – qu’on est toujours détaché des êtres : quand on aime, on sent que cet amour ne porte pas leur nom, pourra dans l’avenir renaître, aurait même pu, dans le passé, naître, pour une autre et non pour celle-là », page 484
« Le temps dont nous disposons chaque jour est élastique ; les passions que nous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent, et l’habitude le remplit », page 485
« Je maudissais ces vains bavardages de gens qui souvent, sans même l’intention de nuire ou de rendre service, pour rien, pour parler, quelquefois parce que nous n’avons pas pu nous empêcher de le faire devant eux et qu’ils sont indiscrets (comme nous), nous causent, à point nommé, tant de mal », page 486
« La vue lucide de certaines infériorités n’ôte d’ailleurs rien à la tendresse ; celle-ci les fait au contraire trouver charmantes », page 488
« La résignation, modalité de l’habitude, permet à certaines forces de s’accroître indéfiniment », page 492
« Ainsi un même fait porte des rameaux opposites et le malheur qu’il engendre annule le bonheur qu’il avait causé », page 494
« Mais le bonheur ne peut jamais avoir lieu. Si les circonstances arrivent à être surmontées, être vaincues, la nature transporte la lutte du dehors au dedans et fait peu à peu assez changer notre cœur pour qu’il désire autre chose que ce qu’il va posséder. Et si la péripétie a été si rapide que notre cœur n’a pas eu le temps de changer, la nature ne désespère pour cela de nous vaincre, d’une manière plus tardive il est vrai, plus subtile, mais aussi efficace. C’est alors à la dernière seconde que la possession du bonheur nous est enlevée, ou plutôt c’est cette possession même que par une ruse diabolique la nature charge de détruire le bonheur. Ayant échoué dans tout ce qui était du domaine des faits et de la vie, c’est une impossibilité dernière, l’impossibilité psychologique du bonheur que la nature crée. Le phénomène du bonheur ne se produit pas ou donne lieu aux réactions les plus amères », page 494
« Les différentes périodes de notre vie se chevauchent ainsi l’une l’autre. On refuse dédaigneusement, à cause de ce qu’on aime et qui vous sera un jour si égal, de voir ce qui vous est égal aujourd’hui, qu’on aimera demain, qu’on aurait peut-être pu, si on avait consenti à le voir, aimer plus tôt, et qui eût ainsi abrégé vos souffrances actuelles, pour les remplacer il est vrai par d’autres », page 496
« nos exigences en ce qui concerne le temps ne sont pas moins exorbitantes que celles réclamées par le cœur pour changer », page 497
« la permanence et la durée ne sont promises à rien, pas même à la douleur », page 499
« les souvenirs d’amour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire, elles-mêmes régies par les lois plus générales de l’habitude. Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un être, c’est justement ce que nous avions oublié (parce que c’était insignifiant, et que nous lui avions ainsi laissé toute sa force) », page 511
« Elle ne savait rien, dans ce sens total où ne rien savoir équivaut à ne rien comprendre, sauf les rares vérités que le cœur est capable d’atteindre directement », page 517
« Et nous portons sur la vie un jugement pessimiste et que nous supposons juste, car nous avons cru y faire entrer en ligne de compte le bonheur et la beauté, quand nous les avons omis et remplacés par des synthèses où d’eux il n’y a pas un seul atome », page 521
« Il n’est peut-être rien qui donne plus l’impression de la réalité de ce qui nous est extérieur, que le changement de la position, par rapport à nous, d’une personne même insignifiante, avant que nous l’ayons connue, et après » , page 529
« C’est notre attention qui met des objets dans une chambre, et l’habitude qui les en retire et nous y fait de la place », page 529
« Car ma raison savait que l’habitude (…) se charge aussi bien de nous rendre chers les compagnons qui nous avaient déplu d’abord, de donner une autre forme aux visages, de rendre sympathique le son d’une voix, de modifier l’inclination des cœurs », page 533
« (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger) », page 541
« Même dans son désir de ne pas avoir l’air de siéger dans une sphère supérieure à la nôtre elle avait sans doute mal calculé la distance, car, par une erreur de réglage, ses regards s’imprégnèrent d’une telle bonté que je vis approcher le moment où elle nous flatterait de la main comme deux bêtes sympathiques qui eussent passé la tête vers elle, à travers le grillage, au jardin d’Acclimatation », page 554
« un désir nous semble plus beau, nous nous appuyons à lui avec plus de confiance quand nous savons qu’en dehors de nous la réalité s’y conforme, même si pour nous il n’est pas réalisable », page 564
« s’il n’y avait pas l’habitude, le vie devrait paraître délicieuse à des êtres qui seraient à chaque heure menacés de mourir, ‒ c’est-à-dire à tous les hommes », page 564
« Pour peu que la nuit tombe et que la voiture aille vite, à la campagne, dans une ville, il n’y a pas un torse féminin, mutilé comme un marbre antique par la vitesse qui nous entraîne et le crépuscule qui le noie, qui ne tire sur notre cœur, à chaque coin de route, du fond de chaque boutique, les flèches de la Beauté, de la Beauté dont on serait parfois tenté de se demander si elle est en ce monde autre chose que la partie de complément qu’ajoute à une passante fragmentaire et fugitive notre imagination surexcitée par le regret », page 565
« Je reconnaissais ce genre de plaisir qui requiert, il est vrai, un certain travail de la pensée sur elle-même, mais à côté duquel les agréments de la nonchalance qui vous fait renoncer à lui, semblent bien médiocres », page 568
« Dans l’humanité, la fréquence des vertus identiques pour tous n’est pas plus merveilleuse que la multiplicité des défauts particuliers à chacun. Sans doute, ce n’est pas le bon sens qui est la « chose du monde la plus répandue », c’est la bonté », page 586
« Même si cette bonté, paralysée par l’intérêt, ne s’exerce pas, elle existe pourtant, et chaque fois qu’aucun mobile égoïste ne l’empêche de le faire, par exemple pendant la lecture d’un roman ou d’un journal, elle s’épanouit, se tourne, même dans le cœur de celui qui, assassin dans la vie, reste tendre comme amateur de feuilletons, vers le faible, vers le juste et le persécuté », page 586
« Les démarcations trop étroites que nous traçons autour de l’amour viennent seulement de notre grande ignorance de la vie », page 603
« Je m’efforce de tout comprendre et je me garde de rien condamner », page 605
« dans l’état d’esprit où l’on « observe » on est très au-dessous du niveau où l’on se trouve quand on crée », page 607
« Il vivait dans le monde des à peu près, où l’on salue dans le vide, où l’on juge dans le faux. L’inexactitude, l’incompétence, n’y diminuent pas l’assurance, au contraire. C’est le miracle bienfaisant de l’amour-propre que, peu de gens pouvant avoir les relations brillantes et les connaissances profondes, ceux auxquels elles font défaut se croient encore les mieux partagés parce que l’optique des gradins sociaux fait que tout rang semble le meilleur à celui qui l’occupe et qui voit moins favorisés que lui, mal lotis, à plaindre, les plus grands qu’il nomme et calomnie sans les connaître, juge et dédaigne sans les comprendre. Même dans les cas où la multiplication des faibles avantages personnels par l’amour-propre ne suffirait pas à assurer à chacun la dose de bonheur, supérieure à celle accordée aux autres, qui lui est nécessaire, l’envie est là pour combler la différence », page 608
« Les enfants ont toujours une tendance soit à déprécier, soit à exalter leurs parents, et pour un bon fils, son père est toujours le meilleur des pères, en dehors même de toutes raisons objectives de l’admirer », page 609
« Même dans le bas peuple (qui au point de vue de la grossièreté ressemble si souvent au grand monde), la femme, plus sensible, plus fine, plus oisive, a la curiosité de certaines délicatesses, respecte certaines beautés de sentiment et d’art que, ne les comprît-elle pas, elle place pourtant au-dessus de ce qui semblait le plus désirable à l’homme, l’argent, la situation », page 616
« J’étais dans une de ces périodes de la jeunesse, dépourvues d’un amour particulier, vacantes, où partout ‒ comme un amoureux, la femme dont il est épris ‒ on désire, on cherche, on voit la Beauté. Qu’un seul trait réel ‒ le peu qu’on distingue d’une femme vue de loin, ou de dos ‒ nous permette de projeter la Beauté devant nous, nous nous figurons l’avoir reconnue, notre cœur bat, nous pressons le pas, et nous resterons toujours à demi persuadés que c’était elle, pourvu que la femme ait disparu : ce n’est que si nous pouvons la rattraper que nous comprenons notre erreur… », page 621
« l’amour ‒ par conséquent la crainte ‒ de la foule étant un des plus puissants mobiles chez tous les hommes, soit qu’ils cherchent à plaire aux autres ou à les étonner, soit à leur montrer qu’ils les méprisent. Chez le solitaire la claustration même absolue et durant jusqu’à la fin de la vie a souvent pour principe un amour déréglé de la foule qui l’emporte tellement sur tout autre sentiment que, ne pouvant obtenir, quand il sort, l’admiration de la concierge, des passants, du cocher arrêté, il préfère n’être jamais vu d’eux, et pour cela renoncer à toute activité qui rendrait nécessaire de sortir », page 622
« Cette fugacité des êtres qui ne sont pas connus de nous, qui nous forcent à démarrer de la vie habituelle où les femmes que nous fréquentons finissent par dévoiler leur tares, nous met dans cet état de poursuite où rien n’arrête plus l’imagination. Or dépouiller d’elle nos plaisirs, c’est les réduire à eux-mêmes, à rien », page 627
« on ne peut avoir de connaissance parfaite, on ne peut pratiquer l’absorption complète de qui vous dédaigne, tant qu’on n’a pas vaincu ce dédain », page 631
« Après tout, me disais-je, peut-être le plaisir qu’on a eu à l’écrire n’est-il pas le critérium infaillible de la valeur d’une belle page ; peut-être n’est-il qu’un état accessoire qui s’y surajoute souvent, mais dont le défaut ne peut préjuger contre elle. Peut-être certains chefs-d’œuvre ont-il été composés en bâillant », page 637
« J’avais déjà bu beaucoup de porto, et si je demandais à en prendre encore, c’était moins en vue du bien-être que les verres nouveaux m’apporteraient que par l’effet du bien-être produit par les verres précédents », page 639
« pas plus que ce n’est le désir de devenir célèbre, mais l’habitude d’être laborieux qui nous permet de produire une œuvre, ce n’est l’allégresse du moment présent, mais les sages réflexions du passé, qui nous aident à préserver le futur. Or, si déjà, en arrivant à Rivebelle, j’avais jeté loin de moi ces béquilles du raisonnement, du contrôle de soi-même qui aident notre infirmité à suivre le droit chemin, et me trouvais en proie à une sorte d’ataxie morale, l’alcool, en tendant exceptionnellement mes nerfs, avait donné aux minutes actuelles une qualité, un charme qui n’avaient pas eu pour effet de me rendre plus apte ni même plus résolu à les défendre ; car en me les faisant préférer mille fois au reste de ma vie, mon exaltation les en isolait ; j’étais enfermé dans le présent, comme les héros, comme les ivrognes ; momentanément éclipsé, mon passé ne projetait plus devant moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir ; plaçant le but de ma vie, non plus dans la réalisation des rêves de ce passé, mais dans la félicité de la minute présente, je ne voyais pas plus loin qu’elle. De sorte que par une contradiction qui n’était qu’apparente, c’est au moment où j’éprouvais un plaisir exceptionnel, où je sentais que ma vie pouvait être heureuse, où elle aurait dû avoir à mes yeux plus de prix, c’est à ce moment que, délivré des soucis qu’elle avait pu m’inspirer jusque-là, je la livrais sans hésitation au hasard d’un accident », page 641
« l’ivresse réalise pour quelques heures l’idéalisme subjectif, le phénoménisme pur ; tout n’est plus qu’apparences et n’existe plus qu’en fonction de notre sublime nous-même », page 642
« la pratique de la solitude lui en avait donné l’amour comme il arrive pour toute grande chose que nous avons crainte d’abord, parce que nous la savions incompatible avec de plus petites auxquelles nous tenions et dont elle nous prive moins qu’elle ne nous détache. Avant de la connaître, toute notre préoccupation est de savoir dans quelle mesure nous pourrons la concilier avec certains plaisirs qui cessent d’en être dès que nous l’avons connue », page 651
« certaines modifications dans l’aspect, l’importance, la grandeur d’un être peuvent tenir aussi à la variabilité de certains états interposés entre cet être et nous. L’un de ceux qui jouent à cet égard le rôle le plus considérable est la croyance », page 672
« dans l’amour les apports qui viennent de nous l’emportent ‒ à ne se placer même qu’au point de vue de la quantité ‒ sur ceux qui nous viennent de l’être aimé », page 674
« un événement que nous désirons ne se produisant jamais comme nous avons pensé, à défaut des avantages sur lesquels nous croyions pouvoir compter, d’autres, que nous n’espérions pas, se sont présentés, le tout se compense ; et nous redoutions tellement le pire que nous sommes finalement enclins à trouver que dans l’ensemble pris en bloc, le hasard nous a, somme toute, plutôt favorisés », page 674
« les gens qui vous refusent les choses que l’on désire vous en donnent d’autres », page 675
« le génie artistique agit à la façon de ces températures extrêmement élevées qui ont le pouvoir de dissocier les combinaisons d’atomes et de grouper ceux-ci suivant un ordre absolument contraire, répondant à un autre type », page 675
« On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses. Les vies que vous admirez, les attitudes que vous trouvez nobles n’ont pas été disposées par le père de famille ou par le précepteur, elles ont été précédées de débuts bien différents, ayant été influencées par ce qui régnait autour d’elles de mal ou de banalité », page 678
« la volonté qui est le serviteur persévérant et immuable de nos personnalités successives ; cachée dans l’ombre, dédaignée, inlassablement fidèle, travaillant sans cesse, et sans se soucier des variations de notre moi, à ce qu’il ne manque jamais du nécessaire. Pendant qu’au moment où va se réaliser un voyage désiré, l’intelligence et la sensibilité commencent à se demander s’il vaut vraiment la peine d’être entrepris, la volonté qui sait que ces maîtres oisifs recommenceraient immédiatement à trouver merveilleux ce voyage si celui-ci ne pouvait avoir lieu, la volonté les laisse disserter devant la gare, multiplier les hésitations ; mais elle s’occupe de prendre les billets et de nous mettre en wagon pour l’heure du départ. Elle est aussi invariable que l’intelligence et la sensibilité sont changeantes, mais comme elle est silencieuse, ne donne pas ses raisons, elle semble presque inexistante ; c’est sa ferme détermination que suivent les autres parties de notre moi, mais sans l’apercevoir, tandis qu’elles distinguent nettement leurs propres incertitudes », page 682
« Au milieu d’autres personnes, nous recevons de celle que nous aimons la réponse favorable ou mortelle que nous attendions depuis une année », page 683
« Il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé, n’est qu’un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée est « condamnée » tant qu’on voit du monde », page 684
« ce n’est qu’après avoir reconnu non sans tâtonnements les erreurs d’optique du début qu’on pourrait arriver à la connaissance exacte d’un être si cette connaissance était possible. Mais elle ne l’est pas ; car tandis que se rectifie la vision que nous avons de lui, lui-même qui n’est pas un objectif inerte change pour son compte, nous pensons le rattraper, il se déplace, et, croyant le voir enfin plus clairement, ce n’est que les images anciennes que nous en avions prises que nous avons réussi à éclaircir, mais qui ne le représentent plus », page 685
« Comme beaucoup d’intellectuels il ne pouvait pas dire simplement les choses simples. Il trouvait pour chacune d’elles un qualificatif précieux, puis généralisait », page 690
« J’avais causé avec elle sans plus savoir où tombaient mes paroles, ce qu’elles devenaient, que si j’eusse jeté des cailloux dans un abîme sans fond. Qu’elles soient remplies en général par la personne à qui nous les adressons d’un sens qu’elle tire de sa propre substance et qui est très différent de celui que nous avions mis dans ces mêmes paroles, c’est un fait que la vie courante nous révèle perpétuellement », page 691
« ce que les gens ont fait, ils le recommencent indéfiniment », page 694
« Les visages humains ne semblent pas changer au moment qu’on les regarde parce que la révolution qu’ils accomplissent est trop lente pour que nous la percevions », page 698
« Si, en ce goût du divertissement, Albertine avait quelque chose de la Gilberte des premiers temps, c’est qu’une certaine ressemblance existe, tout en évoluant, entre les femmes que nous aimons successivement, ressemblance qui tient à la fixité de notre tempérament parce que c’est lui qui les choisit, éliminant toutes celles qui ne nous seraient pas à la fois opposées et complémentaires, c’est-à-dire propres à satisfaire nos sens et à faire souffrir notre cœur. Elles sont, ces femmes, un produit de notre tempérament, une image, une projection renversées, un « négatif » de notre sensibilité », page 700
« Les êtres qui en ont la possibilité ‒ il est vrai que ce sont les artistes et j’étais convaincu depuis longtemps que je ne le serais jamais ‒ ont aussi le devoir de vivre pour eux-mêmes ; or l’amitié leur est une dispense de ce devoir, une abdication de soi. La conversation même qui est le mode d’expression de l’amitié est une divagation superficielle, que ne nous donne rien à acquérir. Nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien dire que répéter indéfiniment le vide d’une minute, tandis que la marche de la pensée dans le travail solitaire de la création artistique se fait dans le sens de la profondeur, la seule direction qui ne nous soit pas fermée, où nous puissions progresser, avec plus de peine il est vrai, pour un résultat de vérité. Et l’amitié n’est pas seulement dénuée de vertu comme la conversation, elle est de plus funeste. Car l’impression d’ennui que ne peuvent pas ne pas éprouver auprès de leur ami, c’est-à-dire à rester à la surface de soi-même, au lieu de poursuivre leur voyage de découvertes dans les profondeurs, ceux d’entre nous dont la loi de développement est purement interne, cette impression d’ennui, l’amitié nous persuade de la rectifier quand nous nous retrouvons seuls, de nous rappeler avec émotion les paroles que notre ami nous a dites, de les considérer comme un précieux apport alors que nous ne sommes pas comme des bâtiments à qui on peut ajouter des pierres du dehors, mais comme des arbres qui tirent de leur propre sève le nœud suivant de leur tige, l’étage supérieur de leur frondaison », page 710
« cette vertueuse perversité des gens qui, attendris par votre gentillesse et ne souscrivant pas à vous accorder ce qu’elle réclame, veulent cependant faire en votre faveur autre chose : le critique dont l’article flatterait le romancier l’invite, à la place, à dîner, la duchesse n’emmène pas le snob avec elle au théâtre, mais lui envoie sa loge pour un soir où elle ne l’occupera pas. Tant ceux qui font le moins et pourraient ne rien faire sont poussés par le scrupule à faire quelque chose ! », page 735
« pour souffrir vraiment par une femme, il faut avoir cru complètement en elle », page 736
« l’erreur était du genre de celle qui, si elles permettent à l’amour de naître et ne sont reconnues pour des erreurs que lorsqu’il n’est plus modifiable, deviennent une cause de souffrances. Ces erreurs (…) tiennent souvent (…) à ce qu’on prend suffisamment l’aspect, les façons de ce qu’on n’est pas mais qu’on voudrait être, pour faire illusion au premier abord. A l’apparence extérieure, l’affectation, l’imitation, le désir d’être admiré, soit des bons, soit des méchants, ajoutent les faux semblants des paroles, des gestes. Il y a des cynismes, des cruautés qui ne résistent pas plus à l’épreuve que certaines bontés, certaines générosités. De même qu’on découvre souvent un avare vaniteux dans un homme connu pour ses charités, sa forfanterie de vice nous fait supposer une Messaline dans une honnête fille pleine de préjugés »,
« les yeux où la chair devient miroir (et) nous donne l’illusion de nous laisser plus qu’en les autres parties du corps, approcher de l’âme », page 739
« c’est toujours à cela qu’il fallait revenir, ces croyances qui la plupart du temps remplissent notre âme à notre insu, mais qui ont pourtant plus d’importance pour notre bonheur que tel être que nous voyons, car c’est à travers elles que nous le voyons, ce sont elles qui assignent sa grandeur passagère à l’être regardé », page 739
« c’est en somme une façon comme une autre de résoudre le problème de l’existence, qu’approcher suffisamment les choses et les personnes qui nous ont paru de loin belles et mystérieuses, pour nous rendre compte qu’elles sont sans mystère et sans beauté ; c’est une des hygiènes entre lesquelles on peut opter, une hygiène qui n’est peut-être pas très recommandable, mais elle nous donne un certain calme pour passer la vie, et aussi ‒ comme elle permet de ne rien regretter, en nous persuadant que nous avons atteint le meilleur, et que le meilleur n’était pas grand-chose ‒ pour nous résigner à la mort », page 740
« Il peut arriver qu’on ne découvre son erreur que pour lui substituer non pas la vérité, mais une autre erreur », page 740
LE CÔTE DE GUERMANTES
« Avec la ʺ sensibilité ʺ prétendue des nerveux grandit leur égoïsme ; ils ne peuvent supporter de la part des autres l’exhibition des malaises auxquels ils prêtent chez eux-mêmes de plus en plus d’attention », page 753
« les plus cruels de nos adversaires ne sont pas ceux qui nous contredisent ou essayent de nous persuader, mais ceux qui grossissent ou inventent les nouvelles qui peuvent nous désoler », page 763
« du moment que je sais ce qui cuit dans ma marmite, je ne m’occupe pas de celle des autres », page 764
« cette cruelle inexactitude des informateurs qui, chaque fois que nous cherchons à nous rendre compte objectivement de l’importance que peut avoir pour les autres une chose qui nous concerne, nous mettent dans l’impossibilité d’y réussir », page 766
« Il n’y a que l’imagination et la croyance qui peuvent différencier des autres certains objets, certains êtres, et créer une atmosphère », page 770
« il y avait encore à cette époque, entre tout homme gommeux et riche de cette partie de l’aristocratie et tout homme gommeux et riche du monde de la finance ou de la haute industrie, une différence très marquée. Là où l’un de ces dernier eût cru affirmer son chic par un ton tranchant, hautain à l’égard d’un inférieur, le grand seigneur, doux, souriant, avait l’air de considérer, d’exercer l’affectation de l’humilité et de la patience, la feinte d’être l’un quelconque des spectateurs, comme un privilège de sa bonne éducation », page 774
« L’impression que nous cause une personne, une œuvre (ou une interprétation) fortement caractérisées, est particulière. Nous avons apporté avec nous les idées de ʺ beauté ʺ, ʺ largeur de style ʺ, ʺ pathétique ʺ, que nous pourrions à la rigueur avoir l’illusion de reconnaître dans la banalité d’un talent, d’un visage corrects, mais notre esprit attentif a devant lui l’insistance d’une forme dont il ne possède pas d’équivalent intellectuel, dont il lui faut dégager l’inconnu. Il entend un son aigu, une intonation bizarrement interrogative. Il se demande : « Est-ce beau ? Ce que j’éprouve, est-ce de l’admiration ? Est-ce cela, la richesse de coloris, la noblesse, la puissance ? » Et ce qui lui répond de nouveau, c’est une voix aiguë, c’est un ton curieusement questionneur, c’est l’impression despotique causée par un être qu’on ne connaît pas, toute matérielle, et dans laquelle aucun espace vide n’est laissé pour la « largeur de l’interprétation ». Et à cause de cela ce sont les œuvres vraiment belles, si elles sont sincèrement écoutées, qui doivent le plus nous décevoir, parce que, dans la collection de nos idées, il n’y en a aucune qui réponde à une impression individuelle », page 784
« Nous sentons dans un monde, nous pensons, nous nommons dans un autre, nous pouvons entre les deux établir une concordance mais non combler l’intervalle », page 784
« N’importe, j’étais moins triste d’être malade, de n’avoir jamais eu encore le courage de me mettre à travailler, à commencer un livre, la terre me paraissait plus agréable à habiter, la vie plus intéressante à parcourir depuis que je voyais que les rues de Paris comme les routes de Balbec étaient fleuries de ces beautés inconnues que j’avais si souvent cherché à faire surgir des bois de Méséglise, et dont chacune excitait un désir voluptueux qu’elle seule semblait capable d’assouvir », page 791
« la vérité n’a pas besoin d’être dite pour être manifestée, et qu’on peut peut-être la recueillir plus sûrement, sans attendre les paroles et sans tenir même aucun compte d’elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains phénomènes invisibles, », page 796
« une personne n’est pas, comme j’avais cru, claire et immobile devant nous avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard, mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n’existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l’aide de paroles et même d’actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d’ailleurs contradictoires, une ombre où nous pouvons tour à tour imaginer avec autant de vraisemblance que brillent la haine et l’amour », page 797
« on peut se demander si pour l’Amour (…) on ne devrait pas agir comme ceux qui, contre le bruit, au lieu d’implorer qu’il cesse, se bouchent les oreilles ; et, à leur imitation, reporter notre attention, notre défensive, en nous-même, leur donner comme objet à réduire, non pas l’être extérieur que nous aimons, mais notre capacité de souffrir par lui », page 803
« les pires souffrances ont leur lieu d’asile », page 816
« un souvenir, un chagrin, sont mobiles. Il y a des jours où ils s’en vont si loin que nous les apercevons à peine, nous les croyons partis. Alors nous faisons attention à d’autres choses », page 819
« Si un souvenir, un chagrin qu’on a, sont capables de nous laisser, au point que nous ne les apercevions plus, ils reviennent aussi et parfois de longtemps ne nous quittent », page 837
« On a dit que le silence était une force ; dans un tout autre sens il en est une terrible à la disposition de ceux qui sont aimés. Elle accroît l’anxiété de qui attend. Rien n’invite tant à s’approcher d’un être que ce qui en sépare et quelle plus infranchissable barrière que le silence ? On a dit aussi que le silence était un supplice, et capable de rendre fou celui qui y était astreint dans les prisons. Mais quel supplice ‒ plus grand que de garder le silence ‒ de l’endurer de ce qu’on aime ! », page 839
« tout regard habituel est une nécromancie et chaque visage qu’on aime, le miroir du passé », page 853
« Nous répondons aisément des autres quand, disposant dans notre pensée les petites images qui les figurent, nous faisons manœuvrer celles-ci à notre guise. Sans doute même à ce moment-là nous tenons compte des difficultés provenant de la nature de chacun, différente de la nôtre, et nous ne manquons pas d’avoir recours à tel ou tel moyen d’action puissant sur elle, intérêt, persuasion, émoi, qui neutralisera des penchants contraires. », page 854
« Et quand, arrivée à ma hauteur, elle me faisait un salut auquel s’ajoutait parfois un mince sourire, c’était comme si elle eût exécuté pour moi, en y ajoutant une dédicace, un lavis qui était un chef-d’œuvre », page 856
« Ainsi plus tard, à Venise, bien après le coucher du soleil, quand il semble qu’il fasse tout à fait nuit, j’ai vu, grâce à l’écho invisible pourtant d’une dernière note de lumière indéfiniment tenue sur les canaux comme par l’effet de quelque pédale optique, les reflets des palais déroulés comme à tout jamais en velours plus noir sur le gris crépusculaire des eaux », page 857
« ce qui est au-dessus des forces de l’homme ne peut arriver que malgré lui, par l’action de quelque grande loi naturelle », page 868
« cet amour-propre à vouloir paraître avoir gratuitement les marques apparentes de prédilection de celle qu’on aime, c’est simplement un dérivé de l’amour, le besoin de se représenter à soi-même et aux autres comme aimé par ce qu’on aime tant », page 870
« l’amour, et la souffrance qui fait un avec lui, ont comme l’ivresse le pouvoir de différencier pour nous les choses », page 870
« Non seulement chaque genre d’ivresse, de celle que donne le soleil ou le voyage à celle que donne la fatigue ou le vin, mais chaque degré d’ivresse, et qui devrait porter une « cote » différente, comme les fonds dans la mer, met à nu en nous exactement à la profondeur où il se trouve un homme spécial », page 877
« de même que la pitié pour le malheur n’est peut-être pas très exacte, car par l’imagination nous recréons toute une douleur sur laquelle le malheureux, obligé à lutter contre elle, ne songe pas à s’attendrir, de même la méchanceté n’a probablement pas dans l’âme du méchant cette pure et voluptueuse cruauté qui nous fait si mal à imaginer. La haine l’inspire, la colère lui donne une ardeur, une activité qui n’ont rien de très joyeux ; il faudrait le sadisme pour en extraire du plaisir, le méchant croit que c’est un méchant qu’il fait souffrir », page 878
« Le besoin de rêve, le désir d’être heureux par celle à qui on a rêvé, font que beaucoup de temps n’est pas nécessaire pour qu’on confie toutes ses chances de bonheur à celle qui quelques jours auparavant n’était qu’une apparition fortuite, inconnue, indifférente, sur les planches de la scène », page 880
« Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à notre vie, mais en copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle qu’il nous serait agréable d’être », page 889
« Il était surpris de trouver souvent que la vie de chacun n’était pas organisée d’une façon permanente pour donner leur maximum d’utilité aux brusques élans de la sienne », page 893
« L’amour ? avait-elle répondu une fois à une dame prétentieuse qui lui avait demandé : « Que pensez-vous de l’amour ? » L’amour ? je le fais souvent mais je n’en parle jamais », page 895
« cette attention indifférente qui commence par ôter tout point de contact entre ce que l’on considère et soi-même », page 903
« Un artiste, si modeste qu’il soit, accepte toujours d’être préféré à ses rivaux et tâche seulement de leur rendre justice », page 909
« Chacun voit en plus beau ce qu’il voit à distance, ce qu’il voit chez les autres. Car les lois générales qui règlent la perspective dans l’imagination s’appliquent aussi bien aux ducs qu’aux autres hommes. Non seulement les lois de l’imagination, mais celles du langage. Or, l’une ou l’autre de deux lois du langage pouvaient s’appliquer ici. L’une veut qu’on s’exprime comme les gens de sa classe mentale et non de sa caste d’origine. (…) Un duc peut écrire des romans d’épicier, même sur les mœurs du grand monde, les parchemins n’étant là de nul secours, et l’épithète d’aristocratique être méritée par les écrits d’un plébéien », page 926
« de toutes les graines voyageuses, celle à qui sont attachées les ailes les plus solides qui lui permettent d’être disséminée à une plus grande distance de son lieu d’éclosion, c’est encore une plaisanterie », page 928
« la vérité politique, quand on se rapproche des hommes renseignés et qu’on croit l’atteindre, se dérobe », page 931
« Etre grande dame, c’est jouer à la grande dame, c’est-à-dire, pour une part, jouer la simplicité. C’est un jeu qui coûte extrêmement cher, d’autant plus que la simplicité ne ravit qu’à la condition que les autres sachent que vous pourriez ne pas être simples, c’est-à-dire que vous êtes très riches », page 938
« la vraie beauté est si particulière, si nouvelle, qu’on ne la reconnaît pas pour la beauté », page 939
« Il faut souvent descendre jusqu’aux êtres entretenus, hommes ou femmes, pour avoir à chercher le mobile de l’action ou des paroles en apparence les plus innocentes, dans l’intérêt, dans la nécessité de vivre », page 945
« l’opinion que nous avons les uns des autres, les rapports d’amitié, de famille, n’ont rien de fixe qu’en apparence, mais sont aussi éternellement mobiles que la mer », page 952
« Ce que nous nous rappelons de notre conduite reste ignoré de notre plus proche voisin ; ce que nous avons oublié avoir dit, ou même ce que nous n’avons jamais dit, va provoquer l’hilarité jusque dans une autre planète », page 954
« Rien n’est plus répandu que cette odieuse vengeance de ceux qui semblent croire que la grossièreté envers les siens complète tout naturellement la tenue de cérémonie », page 960
« Jadis les valets de chambre du Roi étaient recrutés parmi les grands seigneurs, maintenant les grands seigneurs ne sont guère plus que des valets de chambre », page 965
« Car la médecine étant un compendium des erreurs successives et contradictoires des médecins, en appelant à soi les meilleurs d’entre eux on a grande chance d’implorer une vérité qui sera reconnue fausse quelques années plus tard. De sorte que croire à la médecine serait la suprême folie, si n’y pas croire n’en était pas une plus grande car de cet amoncellement d’erreurs se sont dégagées à la longue quelques vérités », page 974
« les idées se transforment en nous, elles triomphent des résistances que nous leur opposions d’abord et se nourrissent de riches réserves intellectuelles toutes prêtes, que nous ne savions pas faites pour elles », page 976
« Supportez d’être appelée une nerveuse. Vous appartenez à cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d’autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d’œuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu’il leur doit et surtout ce que eux ont souffert pour le lui donner », page 979
« La fatigue est la réalisation organique d’une idée préconçue. Commencez par ne pas la penser », page 980
« Une œuvre est rarement tout à fait comprise et victorieuse, sans que celle d’un autre écrivain, obscure encore, n’ait commencé, auprès de quelques esprits plus difficiles, de substituer un nouveau culte à celui qui a presque fini de s’imposer », page 999
« Dans la vie de la plupart des femmes, tout, même le plus grand chagrin, aboutit à une question d’essayage », page 1006
« Chez le prêtre comme chez l’aliéniste, il y a toujours quelque chose du juge d’instruction », page 1009
« Les créatures qui ont joué un grand rôle dans notre vie, il est rare qu’elles en sortent tout d’un coup d’une façon définitive. Elles reviennent s’y poser par moments (au point que certains croient à un recommencement d’amour) avant de la quitter à jamais », page 1016
« La jalousie, qui prolonge l’amour, ne peut pas contenir beaucoup plus de choses que les autres formes de l’imagination », page 1016
« Quand les heures s’enveloppent de causeries, on ne peut plus les mesurer, même les voir, elles s’évanouissent, et tout d’un coup c’est bien loin du point où il vous avait échappé que reparaît devant votre attention le temps agile et escamoté. Mais si nous sommes seuls, la préoccupation, en ramenant devant nous le moment encore éloigné et sans cesse attendu, avec la fréquence et l’uniformité d’un tic-tac, divise ou plutôt multiplie les heures par toutes les minutes qu’entre amis nous n’aurions pas comptées », page 1017
« je dois seulement ici regretter de n’être pas resté assez sage pour avoir eu simplement ma collection de femmes comme on en a de lorgnettes anciennes, jamais assez nombreuses derrière la vitrine où toujours une place vide attend une lorgnette nouvelle et plus rare », page 1019
« Il n’y a rien comme le désir pour empêcher les choses qu’on dit d’avoir aucune ressemblance avec ce qu’on a dans la pensée. Le temps presse et pourtant il semble qu’on veuille gagner du temps en parlant de sujets absolument étrangers à celui qui nous préoccupe », page 1020
« Une femme a tant de peine à reconnaître dans les mouvements de ses membres, dans les sensations éprouvées par son corps, au cours d’un tête-à-tête avec un camarade, la faute inconnue où elle tremblait qu’un étranger préméditât de la faire tomber ! », page 1030
« C’est la terrible tromperie de l’amour qu’il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule d’ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que nous posséderons, que l’arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que celui de l’imagination, peut avoir faite aussi différente de la femme réelle que du Balbec réel avait été pour moi le Balbec rêvé », page 1033
« Désertée dans les milieux mondains intermédiaires qui sont livrés à un mouvement perpétuel d’ascension, la famille joue, au contraire, un rôle important comme la petite bourgeoisie et comme l’aristocratie princière, qui ne peut chercher à s’élever puisque, au-dessus d’elle, à son point de vue spécial, il n’y a rien », page 1037
« Les gens du monde ont tellement l’habitude qu’on les recherche que qui les fuit leur semble un phénix et accapare leur attention », page 1038
« plus le temps qui nous sépare de ce que nous nous proposons est court, plus il nous semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus brèves ou simplement parce que nous songeons à le mesurer », page 1042
« s’il est vrai qu’en général la difficulté d’atteindre l’objet d’un désir l’accroît (la difficulté, non l’impossibilité, car cette dernière le supprime), pourtant pour un désir tout physique, la certitude qu’il sera réalisé à un moment prochain et déterminé n’est guère moins exaltante que l’incertitude ; presque autant que le doute anxieux, l’absence de doute rend intolérable l’attente du plaisir infaillible parce qu’elle fait de cette attente un accomplissement innombrable et, par la fréquence des représentations anticipées, divise le temps en tranches aussi menues que ferait l’angoisse », page 1043
« le plaisir n’étant que la réalisation d’une envie préalable et qui n’est pas toujours la même, qui change selon les mille combinaisons de la rêverie, les hasards du souvenir, l’état du tempérament », page 1043
« Celle à qui on donne tout est si vite remplacée par une autre, qu’on est étonné soi-même de donner ce qu’on a de nouveau, à chaque heure, sans espoir d’avenir », page 1045
« je me dis que notre vie sociale est, comme un atelier d’artiste, remplie des ébauches délaissées où nous avions cru un moment pouvoir fixer notre besoin d’un grand amour, mais je ne songeai pas que quelquefois, si l’ébauche n’est pas trop ancienne, il peut arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une œuvre toute différente, et peut-être même plus importante que celle que nous avions projetée d’abord », page 1048
« si l’on aime les situations tranchées il faut avoir de ces accès de franchise en ce qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux dépens des autres », page 1055
« La jeunesse une fois passée, il est rare qu’on reste confiné dans l’insolence. On avait cru qu’elle seule existait, on découvre tout d’un coup, si prince qu’on soit, qu’il y a aussi la musique, la littérature, voire la députation. L’ordre des valeurs humaines s’en trouve modifié, et on entre en conversation avec les gens qu’on foudroyait du regard autrefois. Bonne chance à ceux de ces gens-là qui ont eu la patience d’attendre et de qui le caractère est assez bien fait – si l’on doit ainsi dire – pour qu’ils éprouvent du plaisir à recevoir vers la quarantaine la bonne grâce et l’accueil qu’on leur avait sèchement refusés à vingt ans ! », page 1058
« on ne profite d’aucune leçon car on ne sait pas descendre jusqu’au général et qu’on se figure toujours se trouver en présence d’une expérience qui n’a pas de précédents dans le passé », page 1070
« si le luxe ne naît pas de la richesse, mais de la prodigalité, encore la seconde dure-t-elle plus longtemps si elle est enfin soutenue par la première, laquelle lui permet alors de jeter tous ses feux », page 1091
« il semble que dans une société égalitaire la politesse disparaîtrait, non, comme on le croit, par le défaut de l’éducation, mais parce que chez les uns disparaîtrait la déférence due au prestige qui doit être imaginaire pour être efficace, et surtout chez les autres l’amabilité qu’on prodigue et qu’on affine quand on sent qu’elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde fondé sur l’égalité tomberait subitement à rien, comme tout ce qui n’avait qu’une valeur fiduciaire », page 1096
« on est obligé de se féliciter que les grands écrivains aient été tenus à distance par les hommes et trahis par les femmes quand leurs humiliations et leurs souffrances ont été, sinon l’aiguillon de leur génie, du moins la matière de leurs œuvres », page 1105
« Je savais que ce n’était pas seulement entre les œuvres, dans la longue série des siècles, mais jusqu’au sein d’une même œuvre, que la critique joue à replonger dans l’ombre ce qui depuis trop longtemps était radieux et à en faire sortir ce qui semblait voué à l’obscurité définitive », page 1107
« Avez-vous remarqué que souvent les lettres d’un écrivain sont supérieures au reste de son œuvre ? Comment s’appelle donc cet auteur qui a écrit Salammbô ? », page 1121
« Sa haine des snobs découlait de son snobisme, mais faisait croire aux naïfs, c’est-à-dire à tout le monde, qu’il en était exempt », page 1133
« entre fleurs cela se fait très simplement, on voit une petite pluie orangée, ou bien une mouche très poussiéreuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche avant d’entrer dans une fleur. Et tout est consommé ! », page 1143
« l’intensité de sa mimique ne parvint pas à remplacer cette lumière qui reste absente de nos yeux tant que nous ne savons pas de quoi on veut nous parler », page 1145
« l’on a entre soi et chaque personne le mur d’une langue étrangère », page 1147
« Les formes d’esprit sont si variées, si opposées, non seulement dans la littérature, mais dans le monde, qu’il n’y a pas que Baudelaire et Mérimée qui ont le droit de se mépriser réciproquement. Ces particularités forment, chez toutes les personnes, un système de regards, de discours, d’actions, si cohérent, si despotique, que quand nous sommes en leur présence il nous semble supérieur au reste », page 1182
SODOME ET GOMORRHE
« il y a une chose aussi bruyante que la souffrance, c’est le plaisir », page 1215
« les dieux sont immédiatement perceptibles aux dieux, le semblable au semblable », page 1218
« quelquefois l’avenir habite en nous sans que nous le sachions, et nos paroles qui croient mentir dessinent une réalité prochaine », page 1240
« Un véritable écrivain, dépourvu du sot amour-propre de tant de gens de lettres, si, lisant l’article d’un critique qui lui a toujours témoigné la plus grande admiration, il voit cité les noms d’auteurs médiocres mais pas le sien, n’a pas le loisir de s’arrêter à ce qui pourrait être pour lui un sujet d’étonnement : ses livres le réclament », page 1245
« Les étoiles véritables du monde sont fatiguées d’y paraître. Celui qui est curieux de les apercevoir doit souvent émigrer dans un autre hémisphère, où elles sont à peu près seules », page 1255
« L’inverti se croit seul de sa sorte dans l’univers ; plus tard seulement, il se figure – autre exagération – que l’exception unique, c’est l’homme normal », page 1258
« Les gens du monde se représentent volontiers les livres comme une espèce de cube dont une face est enlevée, si bien que l’auteur se dépêche de « faire entrer » dedans les personnes qu’il rencontre », page 1260
« Aussi ces femmes, méconnaissant ou dédaignant le pouvoir qu’a pris aujourd’hui la publicité, sont-elles élégantes pour la reine d’Espagne, mais méconnues de la foule, parce que la première sait et que la seconde ignore qui elles sont », page 1263
« La vérité est que la ressemblance des vêtements et aussi la réverbération par le visage de l’esprit de l’époque tiennent, dans une personne, une place tellement plus importante que sa caste, qui en occupe une grande seulement dans l’amour-propre de l’intéressé et l’imagination des autres, que pour se rendre compte qu’un grand seigneur du temps de Louis-Philippe est moins différent d’un bourgeois du temps de Louis-Philippe que d’un grand seigneur du temps de Louis XIV, il n’est pas nécessaire de parcourir les galeries du Louvre », page 1272
« certaines qualités aident plutôt à supporter les défauts du prochain qu’elles ne contribuent à en faire souffrir ; et un homme de grand talent prêtera d’habitude moins d’attention à la sottise d’autrui que ne ferait un sot », page 1275
« comme tous les gens qui ne sont pas amoureux, il s’imaginait qu’on choisit la personne qu’on aime après mille délibérations et d’après des qualités et convenances diverses », page 1281
« les gens qui rient si fort de ce qu’ils disent, et qui n’est pas drôle, nous dispensent par là, en prenant à leur charge l’hilarité, d’y participer », page 1286
« Même quand on ne tient plus aux choses, il n’est pas absolument indifférent d’y avoir tenu, parce que c’était toujours pour des raisons qui échappaient aux autres. Le souvenir des ces sentiments-là, nous sentons qu’il n’est qu’en nous ; c’est en nous qu’il faut rentrer pour le regarder. Ne vous moquez pas trop de ce jargon idéaliste, mais ce que je veux dire, c’est que j’ai beaucoup aimé la vie et beaucoup aimé les arts. Hé bien ! maintenant que je suis un peu trop fatigué pour vivre avec les autres, ces anciens sentiments si personnels à moi que j’ai eus, me semblent, ce qui est la manie des collectionneurs, très précieux. Je m’ouvre à moi-même mon cœur comme une espèce de vitrine, je regarde un à un tant d’amours que les autres n’auront pas connus. Et de cette collection à laquelle je suis maintenant plus attaché encore qu’aux autres, je me dis, un peu comme Mazarin pour ses livres, mais, du reste, sans angoisse aucune, que ce sera bien embêtant de quitter tout cela », page 1287
« avec le sourire transcendant de l’intellectuel qui ne prend même pas la peine de dissimuler qu’il se moque, mais qui, d’ailleurs, se sent si supérieur aux autres et méprise tellement l’intelligence de ceux qui sont le moins bêtes, qu’il les différencie à peine de ceux qui le sont le plus, du moment qu’ils peuvent lui êtres agréables d’une autre façon », page 1288
« le plus dangereux de tous les recels, c’est celui de la faute elle-même dans l’esprit du coupable. La connaissance permanente qu’il a d’elle l’empêche de supposer combien généralement elle est ignorée, combien un mensonge complet serait aisément cru, et en revanche de se rendre compte à quel degré de vérité commence pour les autres, dans les paroles qu’il croit innocentes, l’aveu », page 1296
« comme tous les gens qui, en faute pour une chose, font semblant de croire que c’est une autre qu’on leur reproche », page 1309
« On serait à jamais guéri du romanesque si l’on voulait, pour penser à celle qu’on aime, tâcher d’être celui qu’on sera quand on ne l’aimera plus », page 1313
« La maladie est le plus écouté des médecins : à la bonté, au savoir on ne fait que promettre ; on obéit à la souffrance », page 1317
« Les images choisies par le souvenir sont aussi arbitraires, aussi étroites, aussi insaisissables que celles que l’imagination avait formées et la réalité détruites. Il n’y a pas de raison pour qu’en dehors de nous, un lieu réel possède plutôt les tableaux de la mémoire que ceux du rêve. Et puis une réalité nouvelle nous fera peut-être oublier, détester même les désirs à cause desquels nous étions partis », page 1324
« j’avais depuis longtemps cessé de chercher à extraire d’une femme comme la racine carrée de son inconnu, lequel ne résistait pas souvent à une simple présentation », page 1325
« Si l’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première dont elle n’a ni les cruautés ni les enchantements », page 1325
« A n’importe quel moment que nous la considérions, notre âme totale n’a qu’une valeur presque fictive, malgré le nombreux bilan de ses richesses, car tantôt les unes, tantôt les autres sont indisponibles, qu’il s’agisse d’ailleurs de richesses effectives aussi bien que de celles de l’imagination. (…) Car aux troubles de la mémoire sont liées les intermittences du cœur. C’est sans doute l’existence de notre corps, semblable pour nous à un vase clos où notre spiritualité serait enclose, qui nous induit à supposer que tous nos biens intérieurs, nos joies passées, toutes nos douleurs sont perpétuellement en notre possession. Peut-être est-il aussi inexact de croire qu’elles s’échappent ou reviennent. En tout cas, si elles restent en nous, c’est la plupart du temps dans un domaine inconnu où elles ne sont de nul service pour nous, et où même les plus usuelles sont refoulées par des souvenirs d’ordre différent et qui excluent toute simultanéité avec elles dans la conscience. Mais si le cadre de sensations où elles sont conservées est ressaisi, elles ont à leur tour ce même pouvoir d’expulser tout ce qui leur est incompatible, d’installer seul en nous, le moi qui les vécut », page 1327
« comme les morts n’existent plus qu’en nous, c’est nous-même que nous frappons sans relâche quand nous nous obstinons à nous souvenir des coups qui nous leur avons assenés », page 1329
« la véritable réalité n’étant dégagée que par l’esprit, étant l’objet d’une opération spirituelle, nous ne connaissons vraiment que ce que nous sommes obligés de recréer par la pensée, ce que nous cache la vie de tous les jours… », page 1337
« la conscience qu’ont de ces douleurs ceux qui les souffrent, et auxquels est cachée cette tristesse de leur vie, que la pitié, elle, voit, et dont elle se désepère », page 1341
« il faut que ceux-là même qui ont raison, (…) aient tort aussi, pour faire de la Justice une chose impossible », page 1343
« il y a pourtant quelque chose qui est capable d’un pouvoir d’exaspérer où n’atteindra jamais une personne : c’est un piano », page 1352
« les personnes, au fur et à mesure qu’on les connaît, sont comme un métal plongé dans un mélange altérant, et on les voit peu à peu perdre leurs qualités (comme parfois leurs défauts) », page 1354
« On ne devrait jamais se mettre en colère contre ceux qui, pris en faute par nous, se mettent à ricaner. Ils le font non parce qu’ils se moquent, mais tremblent que nous puissions être mécontents. Témoignons une grande pitié, montrons une grande douceur à ceux qui rient », page 1355
« Quelquefois, dans ces soirées d’attente, l’angoisse est due à un médicament qu’on a pris. Faussement interprétée par celui qui souffre, il croit être anxieux à cause de celle qui ne vient pas. L’amour naît dans ce cas comme certaines maladies nerveuses de l’explication inexacte d’un malaise pénible. Explication qu’il n’est pas utile de rectifier, du moins en ce qui concerne l’amour, sentiment qui (quelle qu’en soit la cause) est toujours erroné », page 1358
« les théories et les écoles, comme les microbes et les globules, s’entre-dévorent et assurent, par leur lutte, la continuité de la vie », page 1371
« (…) la jalousie appartenant à cette famille de doutes maladifs que lève bien plus l’énergie d’une affirmation que sa vraisemblance. C’est d’ailleurs le propre de l’amour de nous rendre à la fois plus défiants et plus crédules, de nous faire soupçonner, plus vite que nous n’aurions fait une autre, celle que nous aimons, et d’ajouter foi plus aisément à ses dénégations », page 1384
« si multiple que soit l’être que nous aimons, il peut en tous cas nous présenter deux personnalités essentielles selon qu’il nous apparaît comme nôtre, ou comme tournant ses désirs vers ailleurs que vers nous. La première de ces personnalités possède la puissance particulière qui nous empêche de croire à la réalité de la seconde, le secret spécifique pour apaiser les souffrances que cette dernière a causées. L’être aimé est successivement le mal et le remède qui suspend et aggrave le mal », page 1384
« Je pressentais dès lors que dans l’amour non partagé – autant dire dans l’amour, car il est des êtres pour qui il n’est pas d’amour partagé – on peut goûter du bonheur seulement ce simulacre qui m’en était donné à un de ces moments uniques dans lesquels la bonté d’une femme, ou son caprice, ou le hasard, appliquent sur nos désirs, en une coïncidence parfaite, les mêmes paroles, les mêmes actions, que si nous étions vraiment aimés », page 1385
« Ainsi en était-il de ces désirs de jeunes filles que j’avais. Moins nombreux qu’elles n’étaient, ils se changeaient en des déceptions et des tristesses assez semblables les unes aux autres », page 1389
« C’étaient des poèmes admirables mais obscurs de Saint-Léger Léger (dit « Saint John Perse). Céleste lut quelques pages et me dit : « Mais êtes-vous bien sûr que ce sont des vers, est-ce que ce ne serait pas plutôt des devinettes ? ». Evidemment pour une personne qui avait appris dans son enfance une seule poésie : Ici-bas tous les lilas meurent, il y avait manque de transition », page 1396
« la répulsion profonde que nous inspirent, plus encore que les êtres tout à fait opposés à nous, ceux qui nous ressemblent en moins bien, en qui s’étale ce que nous avons de moins bon, les défauts dont nous nous sommes guéris, nous rappelant fâcheusement ce que nous avons pu paraître à certains avant que nous fussions devenus ce que nous sommes », page 1414
« Tel homme a passé sa vie au milieu des grands de la terre qui n’étaient pour lui que d’ennuyeux parents ou de fastidieuses connaissances, parce qu’une habitude contractée dès le berceau les avait dépouillés à ses yeux de tout prestige », page 1420
« plus les titres sont douteux, plus les couronnes tiennent de place sur les verres, sur l’argenterie, sur le papier à lettres, sur les malles », page 1421
« On peut quelquefois retrouver un être, mais non abolir le temps. Tout cela jusqu’au jour imprévu et triste comme une nuit d’hiver, où on ne cherche plus cette jeune fille-là, ni aucune autre, où trouver vous effraierait même. Car on ne se sent plus assez d’attraits pour plaire, ni de force pour aimer. Non pas bien entendu qu’on soit, au sens propre du mot, impuissant. Et quant à aimer, on aimerait plus que jamais. Mais on sent que c’est une trop grande entreprise pour le peu de forces qu’on garde. Le repos éternel a déjà mis des intervalles où l’on ne peut sortir, ni parler. Mettre un pied sur la marche qu’il faut, c’est une réussite comme de ne pas manquer le saut périlleux. Etre vu dans cet état par une jeune fille qu’on aime, même si l’on a gardé son visage et tous ses cheveux blonds de jeune homme ! On ne peut plus assumer la fatigue de se mettre au pas de la jeunesse. Tant pis si le désir charnel redouble au lieu de s’amortir ! On fait venir pour lui une femme à qui l’on ne se souciera pas de plaire, qui ne partagera qu’un soir votre couche et qu’on ne reverra jamais », page 1422
« l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C’est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois », page 1459
« Savez-vous quel est le comble de la distraction ? c’est de prendre l’édit de Nantes pour une anglaise », page 1461
« Elle était comme presque toutes les femmes, lesquelles s’imaginent qu’un compliment qu’on leur fait est la stricte expression de la vérité et que c’est un jugement qu’on porte impartialement, irrésistiblement, comme s’il s’agissait d’un objet d’art ne se rattachant pas à une personne », page 1470
« tout ce que l’habitude enserre dans ses filets, elle le surveille », page 1494
« mon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité pour une bonne part était dans mon imagination ; il y a des êtres en effet – et ç’avait été dès la jeunesse mon cas – pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d’autres, la fortune, le succès, les hautes situations ne comptent pas ; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes. Ils y sacrifient tout le reste, mettent tout en œuvre, font tout servir à rencontrer tel fantôme. Mais celui-ci ne tarde pas à s’évanouir ; alors on court après tel autre, quitte à revenir ensuite au premier », page 1517
« La conversation d’une femme qu’on aime ressemble à un sol qui recouvre une eau souterraine et dangereuse ; on sent à tout moment derrière les mots la présence, le froid pénétrant d’une nappe invisible ; on aperçoit ça et là son suintement perfide, mais elle-même reste cachée », page 1521
« la satisfaction qu’ont les hommes « occupés » – fût-ce par le travail le plus sot – de « ne pas avoir le temps » de faire ce que vous faites », page 1534
« dans l’humanité la règle – qui comporte des exceptions naturellement – est que les durs sont des faibles dont on n’a pas voulu, et que les forts, se souciant peu qu’on veuille ou non d’eux, ont seuls cette douceur que le vulgaire prend pour de la faiblesse », page 1542
« même cette chose universellement décriée, qui ne trouverait nulle part un défenseur : « le potin », lui aussi, soit qu’il ait pour objet nous-même et nous devienne ainsi particulièrement désagréable, soit qu’il nous apprenne sur un tiers quelque chose que nous ignorions, a sa valeur psychologique. Il empêche l’esprit de s’endormir sur la vue factice qu’il a de ce qu’il croit les choses et qui n’est que leur apparence. Il retourne celle-ci avec la dextérité magique d’un philosophe idéaliste et nous présente rapidement un coin insoupçonné du revers de l’étoffe », page 1543
« tout autant que nous sommes privés de ce sens de l’orientation dont sont doués certains oiseaux, nous manquons du sens de la visibilité comme nous manquons de celui des distances, nous imaginant toute proche l’attention intéressée de gens qui au contraire ne pensent jamais à nous et ne soupçonnant pas que nous sommes pendant ce temps-là pour d’autres leur seul souci », page 1544
« il n’y a que les femmes qui ne savent pas s’habiller qui craignent la couleur », page 1549
« celui qui aime est toujours forcé de revenir à la charge, d’enchérir, il est au contraire aisé pour celui qui n’aime pas de suivre une ligne droite, inflexible et gracieuse », page 1553
« Il suffit de la sorte qu’accidentellement, absurdement, un incident s’interpose entre deux destinées dont les lignes convergeaient l’une vers l’autre pour qu’elles soient déviées, s’écartent de plus en plus et ne se rapprochent jamais », page 1583
« Nous pouvons avoir roulé toutes les idées possibles, la vérité n’y est jamais entrée, et c’est du dehors, quand on s’y attend le moins, qu’elle nous fait son affreuse piqûre et nous blesse pour toujours », page 1592
« ce déluge de la réalité qui nous submerge, s’il est énorme auprès de nos timides et infimes suppositions, il était pressenti par elles », page 1593
« C’est souvent par manque d’esprit créateur qu’on ne va pas assez loin dans la souffrance. Et la réalité la plus terrible donne en même temps que la souffrance la joie d’une belle découverte, parce qu’elle ne fait que donner une forme neuve et claire à ce que nous remâchions depuis longtemps sans nous en douter », page 1593
LA PRISONNIERE
« la réalité, même si elle est nécessaire, n’est pas complètement prévisible, ceux qui apprennent sur la vie d’un autre quelque détail exact en tirent aussitôt des conséquences qui ne le sont pas et voient dans le fait nouvellement découvert l’explication de choses qui précisément n’ont aucun rapport avec lui », page 1609
« Le snobisme est une maladie grave de l’âme, mais localisée et qui ne la gâte pas toute entière », page 1613
« L’amour n’est peut-être que la propagation de ces remous qui, à la suite d’une émotion, émeuvent l’âme », page 1617
« la gomme à effacer de l’habitude », page 1621
« Les choses dont on parle le plus souvent en plaisantant, sont généralement au contraire celles qui ennuient, mais dont on ne veut pas avoir l’air d’être ennuyé, avec peut-être l’espoir inavoué de cet avantage supplémentaire que justement la personne avec qui on cause, vous entendant plaisanter de cela, croira que ce n’est pas vrai », page 1626
« Il est du reste à remarquer que la constance d’une habitude est d’ordinaire en rapport avec son absurdité. Les choses éclatantes on ne les fait généralement que par à-coups. Mais des vies insensées, où le maniaque se prive lui-même de tous les plaisirs et s’inflige les plus grands maux, ces vies sont ce qui change le moins », page 1635
« L’art extrait du réel le plus familier existe en effet et son domaine est peut-être le plus grand. Mais il n’en est pas moins vrai qu’un grand intérêt, parfois de la beauté, peut naître d’actions découlant d’une forme d’esprit si éloignée de tout ce que nous sentons, de tout ce que nous croyons, que nous ne pouvons même arriver à les comprendre, qu’elles s’étalent devant nous comme un spectacle sans cause. Qu’y a-t-il de plus poétique que Xerxès, fils de Darius, faisant fouetter de verges la mer qui avait englouti ses vaisseaux ? », page 1637
« la possession de ce qu’on aime est une joie plus grande encore que l’amour », page 1640
« ce qui, en donnant au narrateur le même prénom qu’à l’auteur de ce livre, eût fait : « Mon Marcel », « Mon chéri Marcel » page 1658
« Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts, demandant à coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons et dans lesquels, effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en une création originale », page 1661
« Comment n’avais-je pas depuis longtemps remarqué que les yeux d’Albertine appartenaient à la famille de ceux qui (même chez un être médiocre) semblent faits de plusieurs morceaux à cause de tous les lieux où l’être veut se trouver – et cacher qu’il veut se trouver – ce jour-là ? Des yeux – par mensonge toujours immobiles et passifs – mais dynamiques, mesurables par les mètres ou kilomètres à franchir pour se trouver au rendez-vous voulu, implacablement voulu, des yeux qui sourient moins encore au plaisir qui les tente, qu’ils ne s’auréolent de la tristesse et du découragement qu’il y aura peut-être une difficulté pour aller au rendez-vous. Entre vos mains même, ces êtres-là sont des êtres de fuite », page 1671
« Nous étions résigné à la souffrance, croyant aimer en dehors de nous, et nous nous apercevons que notre amour est fonction de notre tristesse, que notre amour c’est peut-être notre tristesse, et que l’objet n’en est que pour une faible part la jeune fille à la noire chevelure », page 1671
« Le plus souvent l’amour n’a pour objet un corps que si une émotion, la peur de le perdre, l’incertitude de le retrouver se fondent en lui. Or ce genre d’anxiété a une grande affinité pour les corps. Il leur ajoute une qualité qui passe la beauté même, ce qui est une des raisons pour quoi l’on voit des hommes, indifférents aux femmes les plus belles, en aimer passionnément certaines qui nous semblent laides. A ces êtres-là, à ces êtres de fuite, leur nature, notre inquiétude attachent des ailes. Et même auprès de nous, leur regard semble nous dire qu’ils vont s’envoler. La preuve de cette beauté, surpassant la beauté, qu’ajoutent les ailes, est que bien souvent pour nous un même être est successivement sans ailes et ailé. Que nous craignions de le perdre, nous oublions tous les autres. Sûrs de le garder, nous le comparons à ces autres qu’aussitôt nous lui préférons », page 1672
« Comment a-t-on le courage de souhaiter vivre, comment peut-on faire un mouvement pour se préserver de la mort, dans un monde où l’amour n’est provoqué que par le mensonge et consiste seulement dans notre besoin de voir nos souffrances apaisées par l’être qui nous a fait souffrir ? », page 1673
« On donne sa fortune, sa vie pour un être, et pourtant cet être on sait bien qu’à dix ans d’intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune, on préférerait garder sa vie. Car alors l’être serait détaché de nous, seul, c’est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux êtres ce sont ces mille racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain ; c’est une trame continue d’habitudes dont nous ne pouvons pas nous dégager », page 1675
« Et je comprenais l’impossibilité où se heurte l’amour. Nous nous imaginons qu’il a pour objet un être qui peut être couché devant nous, enfermé dans un corps. Hélas ! il est l’extension de cet être à tous les points de l’espace et du temps que cet être a occupés et occupera. Si nous ne possédons pas son contact avec tel lieu, avec telle heure, nous ne le possédons pas. Or nous ne pouvons toucher tous ces points. Si encore ils nous étaient désignés, peut-être pourrions-nous nous étendre jusqu’à eux. Mais nous tâtonnons sans les trouver. De là la défiance, la jalousie, les persécutions. Nous perdons un temps précieux sur une piste absurde et nous passons sans le soupçonner à côté du vrai », page 1677
« J’appelle ici amour une torture réciproque », page 1684
« Etre dur et fourbe envers ce qu’on aime est si naturel ! Si l’intérêt que nous témoignons aux autres ne nous empêche pas d’être doux avec eux et complaisants à ce qu’ils désirent, c’est que cet intérêt est mensonger. Autrui nous est indifférent et l’indifférence n’invite pas à la méchanceté », page 1685
« une vérité plus profonde que celle que nous proférerions si nous étions sincères peut quelquefois être exprimée et prédite par une autre voie que celle de la sincérité », page 1693
« On a dit que la beauté est une promesse de bonheur. Inversement la possibilité du plaisir peut être un commencement de beauté », page 1708
« Au reste, si l’on cherche à faire tenir dans une formule la loi de nos curiosités amoureuses, il faudrait la chercher dans le maximum d’écart entre une femme aperçue et une femme approchée, caressée. Si les femmes de ce qu’on appelait autrefois les maisons closes, si les cocottes elles-mêmes (à condition que nous sachions qu’elles sont des cocottes) nous attirent si peu, ce n’est pas qu’elles soient moins belles que d’autres, c’est qu’elles sont toutes prêtes, que ce qu’on cherche précisément à atteindre, elles nous l’offrent déjà, c’est qu’elles ne sont pas des conquêtes. L’écart, là, est à son minimum. Une grue nous sourit déjà dans la rue comme elle le fera près de nous. Nous sommes des sculpteurs. Nous voulons obtenir d’une femme une statue entièrement différente de celle qu’elle nous a présentée », page 1709
« la mémoire, au lieu d’un exemplaire en double toujours présent à nos yeux, des divers faits de notre vie, est plutôt un néant d’où par instants une similitude actuelle nous permet de tirer, ressuscités, des souvenirs morts ; mais encore il y a mille petits faits qui ne sont pas tombés dans cette virtualité de la mémoire, et qui resteront à jamais incontrôlables », page 1712
« on prouve sa préférence par l’action qu’on accomplit plus que par l’idée qu’on forme », page 1716
« Il en est malheureusement des commencements d’un mensonge de notre maîtresse, comme des commencements de notre propre amour, ou d’une vocation. Ils se forment, se conglomèrent, il passent, inaperçus de notre propre attention. Quand on veut se rappeler de quelle façon on a commencé d’aimer une femme, on aime déjà ; les rêveries d’avant, on ne se disait pas : c’est le prélude d’un amour, faisons attention ; et elles avançaient par surprise, à peine remarquées de nous », page 1718
« (…) où j’avais moi-même désiré d’être un artiste. En abandonnant en fait cette ambition, avais-je renoncé à quelque chose de réel ? La vie pouvait-elle me consoler de l’art, y avait-il dans l’art une réalité plus profonde où notre personnalité véritable trouve une expression que ne lui donnent pas les actions de la vie ? Chaque grand artiste semble en effet si différent des autres, et nous donne tant cette sensation de l’individualité, que nous cherchons en vain dans l’existence quotidienne ! », page 1721
« On trouve innocent de désirer et atroce que l’autre désire. Et ce contraste entre ce qui concerne ou bien nous, ou bien celle que nous aimons, n’a pas trait au désir seulement, mais aussi au mensonge. Quelle chose plus usuelle que lui, qu’il s’agisse de masquer par exemple les faiblesses quotidiennes d’une santé qu’on veut faire croire forte, de dissimuler un vice, ou d’aller, sans froisser autrui, à la chose que l’on préfère ? Il est l’instrument de conservation le plus nécessaire et le plus employé. Or c’est lui que nous avons la prétention de bannir de la vie de celle que nous aimons, c’est lui que nous épions, que nous flairons, que nous détestons partout. Il nous bouleverse, il suffit à amener une rupture, il nous semble cacher les plus grandes fautes, à moins qu’il ne les cache si bien que nous ne les soupçonnions même pas », page 1730
« les êtres qui ne nous comprennent pas sont justement les seuls à l’égard desquels il puisse nous être utile d’user d’un prestige que notre intelligence suffit à nous assurer auprès d’êtres supérieurs », page 1735
« La nature ne semble guère capable de donner que des maladies assez courtes. Mais la médecine s’est annexée l’art de les prolonger. Les remèdes, la rémission qu’ils procurent, la malaise que leur interruption fait renaître, composent un simulacre de maladie que l’habitude du patient finit par stabiliser, par styliser, de même que les enfants toussent régulièrement par quintes longtemps après qu’ils sont guéris de la coqueluche. Puis les remèdes agissent moins, on les augmente, ils ne font plus aucun bien, mais ils ont commencé à faire du mal grâce à cette indisposition durable. La nature ne leur aurait pas offert une durée si longue. C’est une grande merveille que la médecine égalant presque la nature puisse forcer à garder le lit, à continuer sous peine de mort l’usage d’un médicament. Dès lors, la maladie artificiellement greffée à pris racine, est devenue une maladie secondaire mais vraie, avec cette seule différence que les maladies naturelles guérissent, mais jamais celles que crée la médecine, car elle ignore le secret de la guérison », page 1740
« Il y a dans notre corps un certain instinct de ce qui nous est salutaire, comme dans le cœur de ce qui est le devoir moral, et qu’aucune autorisation de docteur en médecine ou en théologie ne peut suppléer », page 1742
« Ce qu’on peut dire, c’est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure ; il n’y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l’artiste athée à ce qu’il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme la pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente semble appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner, revivre sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées, ces lois dont tout travail profond de l’intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement – et encore ! – pour les sots », page 1744
« L’univers est vrai pour nous tous et dissemblable pour chacun », page 1744
« l’erreur est plus entêtée que la foi et n’examine pas ses croyances », page 1745
« Quel est le médecin de fous qui n’aura pas à force de les fréquenter eu sa crise de folie ? Heureux encore s’il peut affirmer que ce n’est pas une folie antérieure et latente qui l’avait voué à s’occuper d’eux. L’objet de ses études, pou_r un psychiatre, réagit souvent sur lui. Mais avant cela, cet objet, quelle obscure inclination, que fascinateur effroi le lui avait fait choisir ? », page 1758
« Nous avons vu d’ennuyeux diseurs de banalités écrire des chefs-d’œuvre, et des rois de la causerie être inférieurs au plus médiocre dès qu’ils s’essayaient à écrire », page 1759
« nous agissons à l’aveuglette, mais en choisissant comme les bêtes la plante qui nous est favorable », page 1765
« agir est autre chose que parler, même avec éloquence, et penser, même avec ingéniosité », page 1777
« l’insensibilité ou l’immoralité avouée simplifie autant la vie que la morale facile ; elle fait des actions blâmables, et pour lesquelles on n’a plus alors besoin de chercher d’excuses, un devoir de sincérité », page 1783
« Mais nous nous représentons l’avenir comme un reflet du présent projeté dans un espace vide, tandis qu’il est le résultat souvent tout prochain de causes qui nous échappent pour la plupart », page 1844
« il ne faut jamais en vouloir aux hommes, jamais les juger d’après tel souvenir d’une méchanceté, car nous ne savons pas tout ce qu’à d’autres moments leur âme a pu vouloir sincèrement et réaliser de bon. Et ainsi, même au simple point de vue de la prévision, on se trompe. Car, sans doute, la forme mauvaise qu’on a constatée une fois pour toutes reviendra. Mais l’âme est plus riche que cela, a bien d’autres formes qui reviendront elles aussi chez cet homme, et dont nous refusons la douceur à cause du mauvais procédé qu’il a eu », page 1849
« A partir d’un certain âge, par amour-propre et par sagacité, ce sont les choses qu’on désire le plus auxquelles on a l’air de ne pas tenir. Mais en amour, la simple sagacité – qui, d’ailleurs, n’est probablement pas la vraie sagesse – nous force assez vite à ce génie de duplicité », page 1862
« en amour, il est plus facile de renoncer à un sentiment que de perdre une habitude », page 1870
« les mille bontés de l’amour peuvent finir par éveiller chez l’être qui l’inspire ne l’éprouvant pas, une affection, une reconnaissance, moins égoïstes que le sentiment qui les a provoquées, et qui, peut-être, après des années de séparation, quand il ne resterait rien de lui chez l’ancien amant, subsisteraient toujours chez l’aimée », page 1871
« on ne se réalise que successivement », page 1888
« l’amour, c’est l’espace et le temps rendus sensibles au cœur », page 1893
« Comme il n’est de connaissance, on peut presque dire qu’il n’est de jalousie que de soi-même. L’observation compte peu. Ce n’est que du plaisir ressenti par soi-même qu’on peut tirer savoir et douleur », page 1893
« Combien je souffrais de cette position où nous a réduits l’oubli de la nature qui, en instituant la division des corps, n’a pas songé à rendre possible l’interpénétration des âmes ! », page 1893
« La réalité est le plus habile des ennemis. Elle prononce ses attaques sur le point de notre cœur où nous ne les attendions pas, et où nous n’avions pas préparé de défense », page 1895
« nous trouvons de tout dans notre mémoire : elle est une espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie, où on met la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt sur un poison dangereux », page 1896
« L’inconnu de la vie des êtres est comme celui de la nature, que chaque découverte scientifique ne fait que reculer mais n’annule pas », page 1897
« Il semble que les événements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers. Certes, ils débordent sur l’avenir par la mémoire que nous en gardons, mais ils demandent une place aussi au temps qui les précède. Certes, on dira que nous ne les voyons pas alors tels qu’ils seront, mais dans le souvenir en sont-ils pas aussi modifiés ? », page 1904
« Il y a ainsi certains états moraux, et notamment l’inquiétude, qui, ne nous présentant que deux alternatives, ont quelque chose d’aussi atrocement limité qu’une simple souffrance physique », page 1905
« l’être le plus sot, si son désir ou son intérêt est en jeu, peut dans ce cas unique, au milieu de la nullité de sa vie stupide, s’adapter immédiatement aux rouages de l’engrenage le plus compliqué », page 1909
ALBERTINE DISPARUE
« Comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie ! », page 1919
« Ainsi, ce que j’avais cru n’être rien pour moi, c’était tout simplement toute ma vie. Comme on s’ignore », page1919
« je voyais soudain un nouveau visage de l’Habitude. Jusqu’ici je l’avais considérée surtout comme un pouvoir annihilateur qui supprime l’originalité et jusqu’à la conscience des perceptions ; maintenant je la voyais comme une divinité redoutable, si rivée à nous, son visage insignifiant si incrusté dans notre cœur que si elle se détache, si elle se détourne de nous, cette déité que nous ne distinguions presque pas nous inflige des souffrances plus terribles qu’aucune et qu’alors elle est aussi cruelle que la mort », page 1920
« comme l’avenir est ce qui n’existe encore que dans notre pensée, il nous semble encore modifiable par l’intervention in extremis de notre volonté », page 1920
« de ce que l’intelligence n’est pas l’instrument le plus subtil, le plus puissant, le plus approprié pour saisir le vrai, ce n’est qu’une raison de plus pour commencer par l’intelligence et non par un intuitivisme de l’inconscient, par une foi aux pressentiments toute faite. C’est la vie qui, peu à peu, cas par cas, nous permet de remarquer que ce qui est le plus important pour notre cœur, ou pour notre esprit, ne nous est pas appris par le raisonnement mais par des puissances autres. Et alors, c’est l’intelligence elle-même qui se rendant compte de leur supériorité, abdique par raisonnement devant elles, et accepte de devenir leur collaboratrice et leur servante. Foi expérimentale », page 1922
« les gens se figurent qu’ils ne craignent pas la mort quand ils y pensent pendant qu’ils sont bien portants, et ne font en réalité qu’introduire une idée purement négative au sein d’une bonne santé que l’approche de la mort précisément altérerait », page 1922
« Pour se représenter une situation inconnue l’imagination emprunte des éléments connus et à cause de cela ne se la représente pas. Mais la sensibilité, même la plus physique, reçoit comme le sillon de la foudre, la signature originale et longtemps indélébile de l’événement nouveau », page 1923
« il est enfin vraiment rare qu’on se quitte bien, car si on était bien on ne se quitterait pas ! », page 1923
« le chagrin qui n’est nullement une conclusion pessimiste librement tirée d’un ensemble de circonstances funestes, mais la reviviscence intermittente et involontaire d’une impression spécifique, venue du dehors, et que nous n’avons pas choisie », page 1927
« Quand on se voit au bord de l’abîme et qu’il semble que Dieu vous ait abandonné, on n’hésite plus à attendre de lui un miracle », page 1950
« ce qu’on appelle expérience n’est que la révélation à nos propres yeux d’un trait de notre caractère, qui naturellement reparaît, et reparaît d’autant plus fortement que nous l’avons déjà mis en lumière pour nous-même une fois, de sorte que le mouvement spontané qui nous avait guidé la première fois se trouve renforcé par toutes les suggestions du souvenir. Le plagiat humain auquel il est le plus difficile d’échapper, pour les individus (et même pour les peuples qui persévèrent dans leurs fautes et vont les aggravant), c’est le plagiat de soi-même », page 1931
« Laissons les jolies femmes aux homme sans imagination », page 1935
« le spécifique pour guérir un événement malheureux (les trois quarts des événements le sont) c’est une décision ; car elle a pour effet, par un brusque renversement de nos pensées, d’interrompre le flux de celles qui viennent de l’événement passé et dont elles prolongent la vibration, de le briser par un flux inverse de pensées inverses, venu du dehors, de l’avenir. Mais ces pensées nouvelles nous sont surtout bienfaisantes quand du fond de cet avenir c’est une espérance qu’elles nous apportent », page 1938
« Les liens entre un être et nous n’existent que dans notre pensée. La mémoire en s’affaiblissant les relâche, et, malgré l’illusion dont nous voudrions être dupes et dont, par amour, par amitié, par politesse, par respect humain, par devoir, nous dupons les autres, nous existons seuls. L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi, et, en disant le contraire, ment », page 1943
« On croit que selon son désir on changera autour de soi les choses, on le croit parce que, hors de là, on ne voit aucune solution favorable. On ne pense pas à celle qui se produit le plus souvent et qui est favorable aussi : nous n’arrivons pas à changer les choses selon notre désir, mais peu à peu notre désir change. La situation que nous espérions changer parce qu’elle nous était insupportable, nous devient indifférente », page 1943
« Il y a dans notre âme des choses auxquelles nous ne savons pas combien nous tenons. Ou bien, si nous vivons sans elles, c’est parce que nous remettons de jour en jour, par peur d’échouer, ou de souffrir, d’entrer en leur possession », page 1949
« nous avons tort de croire que l’accomplissement de notre désir soit peu de chose, puisque dès que nous croyons qu’il peut ne pas l’être, nous y tenons de nouveau, et ne trouvons qu’il ne valait pas la peine de le poursuivre que quand nous sommes bien sûrs de ne le manquer pas », page 1950
« on cherche à faire diminuer les proportions de sa douleur en la faisant entrer dans le langage parlé entre la commande d’un costume et des ordres pour le dîner », page 1952
« De même que dans tout le cours de notre vie notre égoïsme voit tout le temps devant lui les buts précieux pour notre moi, mais ne regarde jamais ce Je lui-même qui ne cesse de les considérer, de même le désir qui dirige nos actes descend vers eux, mais ne remonte pas à soi, soit que, trop utilitaire, il se précipite dans l’action et dédaigne la connaissance, soit recherche de l’avenir pour corriger les déceptions du présent, soit que la paresse de l’esprit le pousse à glisser sur la pente aisée de l’imagination plutôt qu’à remonter la pente abrupte de l’introspection », page 1954
« la force qui fait le plus de fois le tour de la terre en une seconde, ce n’est pas l’électricité, c’est la douleur », page 1959
« Le monde n’est pas créé une fois pour toutes pour chacun de nous. Il s’y ajoute au cours de la vie des choses que nous ne soupçonnions pas », page 1962
« Pour que la mort d’Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l’eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi. Jamais elle n’y avait plus vivante. Pour entrer en nous, un être a été obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du temps ; ne nous apparaissant que par minutes successives, il n’a jamais pu nous livrer de lui qu’un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu’une seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être, de consister en une simple collection de moments ; grande force aussi ; il relève de la mémoire, et la mémoire d’un moment n’est pas instruite de tout ce qui s’est passé depuis ; ce moment qu’elle a enregistré dure encore, vit encore, et avec lui l’être qui s’y profilait. Et puis cet émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il la multiplie. Pour me consoler, ce n’est pas une, c’est d’innombrables Albertine que j’aurais dû oublier. Quand j’étais arrivé à supporter le chagrin d’avoir perdu celle-ci, c’était à recommencer avec une autre, avec cent autres », page 1963
« on ne peut regretter que ce qu’on se rappelle », page 1971
« pour la jalousie il n’est ni passé ni avenir, ce qu’elle imagine est toujours le Présent », page 1973
« On désire être compris parce qu’on désire être aimé, et on désire être aimé parce qu’on aime. La compréhension des autres est indifférente et leur amour importun », page 1977
« en échange de ce que l’imagination laisse attendre et que nous nous donnons inutilement tant de peine pour essayer de découvrir, la vie nous donne quelque chose que nous étions bien loin d’imaginer », page 1981
« la femme dont nous avons le visage devant nous plus constamment que la lumière elle-même, puisque même les yeux fermés nous ne cessons pas un instant de chérir ses beaux yeux, son beau nez, d’arranger tous les moyens pour les revoir, cette femme unique, nous savons bien que c’eût été une autre qui l’eût été pour nous, si nous avions été dans une autre ville que celle où nous l’avons rencontrée, si nous étions promenés dans d’autres quartiers, si nous avions fréquenté un autre salon. Unique, croyons-nous, elle est innombrable. Et pourtant elle est compacte, indestructible devant nos yeux qui l’aiment, irremplaçable pendant très longtemps par une autre. C’est que cette femme n’a fait que susciter par des sortes d’appels magiques mille éléments de tendresse existant en nous à l’état fragmentaire et qu’elle a assemblés, unis, effaçant toute lacune entre eux, c’est nous-même qui en lui donnant ses traits avons fourni toute la matière solide de la personne aimée », page 1983
« pendant longtemps l’hésitation entre toutes fut possible, mon choix se promenait de l’une à l’autre, et quand je croyais préférer celle-ci, il suffisait que celle-là me laissât attendre, refusât de me voir, pour que j’eusse pour elle un commencement d’amour », page 1984
« nous ne connaissons vraiment que ce qui est nouveau, ce qui introduit brusquement dans notre sensibilité un changement de ton qui nous frappe, ce à quoi l’habitude n’a pas encore substitué ses pâles fac-similés », page 2002
« Tout comme l’avenir ce n’est pas tout à la fois mais grain à grain qu’on goûte le passé », page 2004
« l’éloignement d’une chose est proportionné plutôt à la puissance visuelle de la mémoire qui regarde qu’à la distance réelle des jours écoulés », page 2007
« On ne guérit d’une souffrance qu’à condition de l’éprouver pleinement », page 2007
« Ainsi celui-là qui a l’air pareil à tout le monde, vous ne le croiriez pas fou, eh bien ! il l’est, il croit qu’il est Jésus-Christ, et cela ne peut pas être, puisque Jésus-Christ c’est moi ! », page 2011
« l’habitude abêtissante qui pendant tout le cours de notre vie nous cache à peu près tout l’univers », page 2013
« Notre moi est fait de la superposition de nos états successifs. Mais cette superposition n’est pas immuable comme la stratification d’une montagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes », page 2014
« Dans la souffrance physique au moins nous n’avons pas à choisir nous-même notre douleur. La maladie la détermine et nous l’impose. Mais dans la jalousie il nous faut essayer en quelque sorte des souffrances de tout genre et de toute grandeur, avant de nous arrêter à celle qui nous paraît pouvoir convenir », page 2015
« le désir vient toujours d’un prestige préalable », page 2019
« nos sensations pour être fortes ont besoin de déclencher en nous quelque chose de différent d’elles, un sentiment qui ne pourra pas trouver dans le plaisir sa satisfaction mais qui s’ajoute au désir, l’enfle, le fait s’accrocher désespérément au plaisir », page 2021
« Comme il y a une géométrie dans l’espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d’une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu’on n’y tiendrait pas compte du Temps et d’une des formes qu’il revêt, l’oubli ; l’oubli dont je commençais à sentir la force et qui est un si puissant instrument d’adaptation à la réalité parce qu’il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle », page 2023
« j’avais compris que mon amour était moins un amour pour elle qu’un amour en moi, j’aurais pu déduire diverses conséquences de ce caractère subjectif de mon amour, et qu’étant un état mental, il pouvait notamment survivre assez longtemps à la personne, mais aussi que n’ayant avec cette personne aucun lien véritable, n’ayant aucun soutien en dehors de soi, il devrait, comme tout état mental, même les plus durables, se trouver un jour hors d’usage, être « remplacé » et que ce jour-là tout ce qui me semblait m’attacher si doucement, indissolublement, au souvenir d’Albertine, n’existerait plus pour moi. C’est le malheur des êtres de n’être pour nous que des planches de collections fort usables dans notre pensée. Justement à cause de cela on fonde sur eux des projets qui ont l’ardeur de la pensée ; mais la pensée se fatigue, le souvenir se détruit », page 2024
« certains romans sont comme de grands deuils momentanés, abolissent l’habitude, nous remettent en contact avec la réalité de la vie, mais pour quelques heures seulement, comme un cauchemar, car les forces de l’habitude, l’oubli qu’elles produisent, la gaieté qu’elles ramènent par l’impuissance du cerveau à lutter contre elles et à recréer le vrai, l’emportent infiniment sur la suggestion presque hypnotique d’un beau livre, laquelle, comme toutes les suggestions, a des effets très courts », page 2027
« Certains philosophes disent que le monde extérieur n’existe pas et que c’est en nous-même que nous développons notre vie », page 2050
« Gilberte appartenait, ou du moins appartint pendant ces années-là, à la variété la plus répandue des autruches humaines, celles qui cachent leur tête dans l’espoir, non de ne pas être vues, ce qu’elles croient peu vraisemblable, mais de ne pas voir qu’on les voit, ce qui leur paraît déjà beaucoup et leur permet de s’en remettre à la chance pour le reste », page 2046
« Elle ne comprenait pas qu’il fallait aimer même les orgueilleux et vaincre leur orgueil par l’amour et non par un plus puissant orgueil. Mais c’est qu’elle était comme les malades qui veulent la guérison par les moyens mêmes qui entretiennent la maladie, qu’ils aiment et qu’ils cesseraient aussitôt d’aimer s’ils les renonçaient. Mais on veut apprendre à nager et pourtant garder un pied à terre », page 2059
« C’est le désir qui engendre la croyance, et si nous ne nous en rendons pas compte d’habitude, c’est que la plupart des désirs créateurs de croyances ne finissent (…) qu’avec nous-même », page 2063
« Le mensonge est essentiel à l’humanité. Il y joue peut-être un aussi grand rôle que la recherche du plaisir, et d’ailleurs est commandé par cette recherche », page 2063
« On ment toute sa vie, même, surtout, peut-être seulement, à ceux qui nous aiment. Ceux-là seuls, en effet, nous font craindre pour notre plaisir et désirer leur estime », page 2063
« on a tort de parler en amour de mauvais choix, puisque, dès qu’il y a choix, il ne peut être que mauvais », page 2064
« il y a l’un devant l’autre deux mondes, l’un constitué par les choses que les êtres les meilleurs, les plus sincères, disent, et derrière lui le monde composé par la succession de ce que ces mêmes êtres font », page 2065
« Mais il faut surtout se dire ceci : d’une part, le mensonge est souvent un trait de caractère ; d’autre part, chez des femmes qui ne seraient pas sans cela menteuses, il est une défense naturelle, improvisée, puis de mieux en mieux organisée, contre ce danger subit et qui serait capable de détruire toute vie : l’amour », page 2068
« Notre moindre désir bien qu’unique comme un accord, admet en lui les notes fondamentales sur lesquelles toute notre vie est construite. Et parfois si nous supprimions l’une d’elles, que nous n’entendons pas pourtant, dont nous n’avons pas conscience, qui ne se rattache en rien à l’objet que nous poursuivons, nous verrions pourtant tout notre désir de cet objet s’évanouir », page 2077
« Mon amour pour Albertine n’avait été qu’une forme passagère de ma dévotion à la jeunesse. Nous croyons aimer une jeune fille, et nous n’aimons hélas ! en elle que cette aurore dont le visage reflète momentanément la rougeur », page 2090
« Notre amour de la vie n’est qu’une vieille liaison dont nous ne savons pas nous débarrasser. Sa force est dans sa permanence. Mais la mort qui la rompt nous guérira du désir de l’immortalité », page 2091
« La création du monde n’a pas eu lieu au début, elle a lieu tous les jours », page 2109
« Les homosexuels seraient les meilleurs maris du monde s’ils ne jouaient pas la comédie d’aimer les femmes », page 2120
« la période de la chasteté finale », page 2121
« il y a dans ce monde où tout s’use, où tout périt, une chose qui tombe en ruine, qui se détruit encore plus complètement, en laissant encore moins de vestiges que la beauté : c’est le chagrin », page 2127
LE TEMPS RETROUVÉ
« ce que racontaient les gens m’échappait, car ce qui m’intéressait, c’était non ce qu’ils voulaient dire mais la manière dont ils le disaient, en tant qu’elle était révélatrice de leur caractère ou de leurs ridicules ; ou plutôt c’était un objet qui avait toujours été plus particulièrement le but de ma recherche parce qu’il me donnait un plaisir spécifique, le point qui était commun à un être et à un autre », page 2147
« J’avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que, quand je croyais les regarder, je les radiographiais », page 2147
« Les classes d’esprit n’ont pas égard à la naissance », page 2159
« la prétention avoisine la bêtise, la simplicité a un goût un peu caché mais agréable », page 2164
« et patatipatali et patatatipatala », page 2172
« Le bourrage de crâne est un mot vide de sens. (…) Le véritable bourrage de crâne, on se le fait à soi-même par l’espérance, qui est une forme de l’instinct de conservation », page 2191
« la vie nous déçoit tellement que nous finissons par croire que la littérature n’a aucun rapport avec elle et (que) nous sommes stupéfaits de voir que les précieuses idées que les livres nous ont montrées s’étalent, sans peur de s’abîmer, gratuitement, naturellement, en pleine vie quotidienne », page 2194
« La vérité c’est que les gens voient tout par leur journal, et comment pourraient-ils faire autrement puisqu’ils ne connaissent pas personnellement les gens ni les événements dont il s’agit ? », page 2200
« Ce qui est étonnant, dit-il, c’est que ce public qui ne juge ainsi des hommes et des choses de la guerre que par les journaux est persuadé qu’il juge de lui-même », page 2202
« L’horreur que les grands ont pour les snobs qui veulent à toute force se lier avec eux, l’homme viril l’a pour l’inverti, la femme pour tout homme trop amoureux », page 2226
« C’était, ce après tout on s’en fiche, un exemplaire entre mille de ce magnifique langage, si différent de celui que nous parlons d’habitude, et où l’émotion fait dévier ce que nous voulions dire et épanouir à la place une phrase toute autre, émergée d’un lac inconnu où vivent ces expressions sans rapport avec la pensée et qui par cela même la révèlent », page 2228
« Ici c’est le contraire des carmels, c’est grâce au vice que vit la vertu », page 2234
« Dans les personnes que nous aimons, il y a, immanent à elles, un certain rêve que nous ne savons pas toujours discerner mais que nous poursuivons », page 2241
« En somme son désir d’être enchaîné, d’être frappé, trahissait, dans sa laideur, un rêve aussi poétique que, chez d’autres, le désir d’aller à Venise ou d’entretenir des danseuses », page 2242
« Mais en me donnant cette consolation d’une observation humaine possible venant prendre la place d’une inspiration impossible, je savais que je cherchais seulement à me donner une consolation, et que je savais moi-même sans valeur. Si j’avais vraiment une âme d’artiste, quel plaisir n’éprouverais-je pas devant ce rideau d’arbres éclairé par le soleil couchant, devant ces petites fleurs du talus qui se haussent presque jusqu’au marchepied du wagon, dont je pourrais compter les pétales, et dont je me garderais bien de décrire la couleur comme feraient tant de bons lettrés, car peut-on espérer transmettre au lecteur un plaisir qu’on n’a pas ressenti ? », page 2253
« » Nous faisons toujours passer avant la besogne intérieure que nous avons à faire le rôle apparent que nous jouons », page 2263
« l’être que j’avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l’avenir. Il ne vivait que de l’essence des choses, et ne pouvait la saisir dans le présent où l’imagination n’entrant pas en jeu, les sens étaient incapables de la lui fournir ; l’avenir même vers lequel se tend l’action nous l’abandonne. Cet être-là n’était jamais venu à moi, ne s’était jamais manifesté, qu’en dehors de l’action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d’une analogie m’avait fait échapper au présent. Seul, il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le temps perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours », page 2266
« Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce qu’au moment où je la percevais mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent », page 2266
« Des impressions telles que celles que je cherchais à fixer ne pouvaient que s’évanouir au contact d’une jouissance directe qui a été impuissante à les faire naître. La seule manière de les goûter davantage, c’était de tâcher de les connaître plus complètement, là où elles se trouvaient, c’est-à-dire en moi-même », page 2270
« Je sentais bien que la déception du voyage, la déception de l’amour n’étaient pas des déceptions différentes, mais l’aspect varié que prend, selon le fait auquel il s’applique, l’impuissance que nous avons à nous réaliser dans la jouissance matérielle, dans l’action effective », page 2270
« les vérités que l’intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont quelque chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression, matérielle parce qu’elle est entrée par nos sens, mais dont nous pouvons dégager l’esprit », page 2271
« il fallait tâcher d’interpréter les sensations comme les signes d’autant de lois et d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j’avais senti, le le convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu’était-ce autre chose que faire une œuvre d’art ? » page 2271
« Quant au livre intérieur de signes inconnus, (…) pour la lecture desquels personne ne pouvait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistait en un acte de création où nul ne peut nous suppléer ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détourne de l’écrire ! Que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là ! (…) car l’instinct dicte le devoir et l’intelligence fournit les prétextes pour l’éluder. Seulement les excuses ne figurent point dans l’art, les intentions n’y sont pas comptées, à tout moment l’artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier », page 2272
« L’impression est pour l’écrivain ce qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après », page 2273
« la grossière tentation pour l’écrivain d’écrire des oeuvres intellectuelles. Grande indélicatesse. Une oeuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. (…) On raisonne, c’est-à-dire on vagabonde, chaque fois qu’on n’a pas la force de s’astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l’expression », page 2274
« la littérature qui se contente de » décrire les choses « , d’en donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui, tout en s’appelant réaliste, est la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardaient l’essence, et l’avenir où elles nous incitent à la goûter de nouveau. C’est elle que l’art digne de ce nom doit exprimer, et, s’il y échoue, on peut encore tirer de son impuissance un enseignement (tandis qu’on n’en tire aucun des réussites du réalisme), à savoir que cette essence est en partie subjective et incommunicable », page 2277
« ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer parce qu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur », page 2281
« cette fuite loin de notre propre vie que nous n’avons pas le courage de regarder et qui s’appelle l’érudition », page 2281
« Aussi combien s’en tiennent là qui n’extraient rien de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits, comme des célibataires de l’art ! Ils ont les chagrins qu’ont les vierges et les paresseux, et que la fécondité ou le travail guérirait. Ils sont plus exaltés à propos des oeuvres d’art que les véritables artistes, car leur exaltation n’étant pas pour eux l’objet d’un dur labeur d’approfondissement, elle se répand au dehors, échauffe leurs conversations, empourpre leur visage », page 2282
« tout le ridicule des moignons de l’oison qui n’a pas résolu le problème des ailes et cependant est travaillé du désir de planer », page 2282
« cette gent fort haïssable, qui pue son mérite et n’a point reçu sa part de contentement, est touchante parce qu’elle est le premier essai informe du besoin de passer de l’objet variable du plaisir intellectuel à on organe permanent », page 2282
« depuis que les revues, les journaux littéraires se sont multipliés (et avec eux les vocations factices d’écrivains et d’artistes », page 2283
« dès que l’intelligence raisonneuse veut se mettre à juger des oeuvres d’art, il n’y a plus rien de fixe, de certain, on peut démontrer tout ce qu’on veut. Alors que la réalité du talent est un bien, une acquisitions universels, dont on doit avant tout constater la présence sous les modes apparentes de la pensée et du style, c’est sur ces dernières que la critique s’arrêter pour classer les auteurs. Elle sacre prophète à cause de son ton péremptoire, de son mépris affiché pour l’école qui l’a précédé, un écrivain qui n’apporte aucun message nouveau. Cette constante aberration de la critique est telle qu’un écrivain devrait presque préférer être jugé par le grand public (si celui-ci n’était incapable de se rendre compte même de ce qu’un artiste a tenté dans un ordre de recherches qui lui est inconnu). Car il y a plus d’analogie entre la vie instinctive du public et le talent d’un grand écrivain, qui n’est qu’un instinct religieusement écouté, au milieu du silence imposé à tout le reste, un instinct perfectionné et compris, qu’avec le verbiage superficiel et les critères changeants des juges attitrés », page 2283
« La grandeur de l’art véritable, c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.
La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature », page 2284
« Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même, l’amour-propre, la passion, l’intelligence, et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres, et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas « s’observer », dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites et souvent lues à rebours, et péniblement déchiffrées. Ce travail qu’avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c’est ce travail que l’art défera, c’est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous, qu’il nous fera suivre », page 2285
« les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie mais de l’obscurité et du silence », page 2286
« Chaque personne qui nous fait souffrir peut être rattachée par nous à une divinité dont elle n’est qu’un reflet fragmentaire et le dernier degré, divinité (Idée) dont la contemplation nous donne aussitôt de la joie au lieu de la peine que nous avions. Tout l’art de vivre, c’est de nous servir des personnes qui nous font souffrir que comme un degré permettant d’accéder à leur forme divine et de peupler ainsi joyeusement notre vie de divinités », page 2287
« Le littérateur envie le peintre, il aimerait prendre des croquis, des notes, il est perdu s’il le fait. Mais quand il écrit, il n’est pas un geste de ses personnages, un tic, un accent, qui n’ait été apporté à son inspiration par sa mémoire », page 2288
« un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés », page 2291
« le bonheur seul est salutaire pour le corps ; mais c’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit », page 2293
« Les idées sont des succédanés des chagrins ; au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre coeur, et même, au premier instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie. Succédanés dans l’ordre du temps seulement, d’ailleurs, car il semble que l’élément premier ce soit l’idée, et le chagrin, seulement le mode selon lequel certaines idées entrent d’abord en nous », page 2293
« Quant au bonheur, il n’a presque qu’une seule utilité, rendre le malheur possible. Il faut que dans le bonheur nous formions des liens bien doux et bien forts de confiance et d’attachement pour que leur rupture nous cause le déchirement si précieux qui s’appelle le malheur. Si l’on n’avait pas été heureux, ne fût-ce que par l’espérance, les malheurs seraient sans cruauté et par conséquent sans fruit », page 2294
« l’art est long et la vie courte », page 2294
« à l’être que nous avons le plus aimé nous ne sommes pas si fidèles qu’à nous-même, et nous l’oublions tôt ou tard pour pouvoir – puisque c ‘est un des traits de nous-même – recommencer d’aimer », page 2294
« L’idée de la souffrance préalable s’associe à l’idée du travail, on a peur de chaque nouvelle oeuvre en pensant aux douleurs qu’il faudra supporter d’abord pour l’imaginer. Et comme on comprend que la souffrance est la meilleure chose que l’on puisse rencontrer dans la vie, on pense sans effroi, presque comme à une délivrance, à la mort », page 2295
« Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort », page 2296
« La beauté des images est logée à l’arrière des choses, celle des idées à l’avant. De sorte que la première cesse de nous émerveiller quand on les a atteintes, mais qu’on ne comprend la seconde que quand on les a dépassées », page 2313
« Seule peut-être Madame de Forcheville, comme injectée d’un liquide, d’une espèce de paraffine qui gonfle la peau mais l’empêche de se modifier, avait l’air d’une cocotte d’autrefois à jamais « naturalisée » », page 2324
« nos plus grandes craintes, comme nos plus grandes espérances ne sont pas au-dessus de nos forces, et nous pouvons finir par dominer les unes et réaliser les autres », page 2391
… qu’en termes choisis ces choses là sont dites… j’avais mis votre blog en réserve dans mes favoris et j’y reviens ce matin… belle expression, belle langue… et le monde continue de s’abîmer… à n’y rien comprendre…
au plaisir de se lire… Joside
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